Au XIXe siècle, la Montagne-Verte est un quartier apprécié des Strasbourgeois, notamment grâce à la vie autour de ses cours d’eau. Retour à l’époque où la montagne était bel et bien verte.
Dans le quartier de la Petite-France, plusieurs familles embarquent sur des canots ce dimanche matin. Certaines ont embauché un rameur, d’autres profiteront de cette sortie pour faire un peu d’exercice. Toutes veulent fuir, le temps d’une journée ou deux, les rues étroites et malodorantes du centre-ville1. Une destination les attire particulièrement : le faubourg de la Montagne-Verte. En cette année 1861, Strasbourg est française, et le glacis n’est encore que peu peuplé – environ 600 habitants2 contre plus de 12 000 aujourd’hui.
Carte postale de l’île aux pêcheurs, 17 novembre 1903. © Collection Jean Paul Meyer
Mais le week-end, ses chemins se gorgent de badauds, venus à pied, en calèche ou en barque. La plupart se rendent dans une des auberges construites au bord des nombreux cours d’eau qui traversent la zone. Particulièrement prisée : l’auberge de la Tour Verte, aujourd’hui station essence, constitue alors le cœur névralgique de la Montagne-Verte. Selon l’historien Louis Schneegans (1812-1858), c’est même elle qui lui aurait donné son nom.
Le faubourg englobe alors le quartier de l’Elsau et la ville d’Ostwald, jusqu’au Canal du Rhône au Rhin à l’est3. Pour profiter de l’eau, beaucoup s’arrêtent aux bains du Herrenwasser, en face de l’île Weiler, aux abords de laquelle les rameurs du club d’aviron Stella commencent leur entraînement. Sur l’Ill, des joutes nautiques tranchent avec la paisibilité ambiante. Une tranquillité qui pousse même certains Strasbourgeois à y bâtir leur maison de campagne.
Un ouvrier tire sa barque sur le Canal de la Bruche. À l’arrière, un batelier corrige la direction. © Kiefer André, La Montagne Verte.
Le quartier des canotiers
Loin de la baignade et du repos, ce sont surtout les travailleurs qui percent les flots du faubourg. Le XIXe siècle est celui du développement du quartier, particulièrement prisé des bateliers et des ouvriers de l’eau. Parmi eux, Suzanne Goetz4 travaille à la blanchisserie Gall, située dans l’actuel Murhof, l’une des principales industries du quartier. Elle permet à des bourgeois venus de toute la ville de faire laver leur linge sans se rendre aux lavoirs publics qui jalonnent les rues de la Montagne-Verte. Deux siècles plus tôt déjà, les paysans asservis amenaient ici, trois fois par an, la lessive de leurs seigneurs. À quelques pas seulement, on aperçoit des pêcheurs à bord de leurs barques. Ils sont cinq professionnels pour ce seul quartier en 18465, remontant chaque jour écrevisses et poissons sur leurs barques à fond plat. Parmi leurs prises, des carpes, ingrédient principal de la matelote, spécialité des restaurants du quartier comme le Fischotter, au 169 de la route de Schirmeck6.
© Samuel Rigolier et Joris Schamberger
Les amateurs se retrouvent dans le quartier, sur la bien nommée "île aux pêcheurs", aujourd’hui située à Ostwald, pour partager un moment en famille et entre amis. Plus loin, près du pont de l’Elsau, c’est un des nombreux agriculteurs du quartier qui profite de l’Ill pour faire boire et laver ses chevaux avant de retourner au labour.
En ce XIXe siècle, le canal est encore le moyen le plus pratique et le moins cher pour le transport des marchandises. Sur l’eau, le trafic le plus important reste industriel. En remontant vers le nord du quartier, on s'écarte le long du canal de la Bruche pour laisser passer les ouvriers tirant leurs barques, chargées de pierres de grès rose destinées à l’entretien de la cathédrale, de fourrage ou de tonneaux de vins. Ici, le canal est trop étroit et l’eau trop peu profonde pour ramer. Alors il leur faut poser le pied à terre, attacher une corde au bateau et marcher jusqu’au quai de la Flassmatt, où toutes les marchandises sont débarquées. Les bateaux, trop petits et trop chargés pour emprunter l’Ill, risqueraient de chavirer. Blessée au flanc, la barque de notre batelier passera par l’atelier de Daniel Grieser, restaurateur de bateaux7, avant de repartir.
L’avènement des transports ferroviaires et routiers, au lendemain de la Première Guerre mondiale, entraîne la fin de l’exploitation des canaux à partir de 19258. Aujourd’hui le canal de la Bruche s’est envasé et aminci. Certains y viennent toujours chercher une évasion hors de la ville, le temps d’une balade le long de la piste cyclable.
Samuel Rigolier et Joris Schamberger
1 Entretien avec Jean-Paul Meyer, professeur d’histoire spécialiste de la Montagne-Verte.
2 Kieffer André, La Montagne Verte, éditions Oberlin, 1983.
3Ibid.
4 Ville de Strasbourg, État nominatif des habitants, 1861. Archives Alsace. cote 7 M 742.
5Ibid.
6 Carte postale issue de la collection de Jean-Paul Meyer.
7 Ville de Strasbourg, État nominatif des habitants, 1861. Archives Alsace. cote 7 M 742.
8 Entretien avec Jean-Paul Meyer, professeur d’histoire spécialiste de la Montagne-Verte.