En quittant l'Albanie, Isra et sa famille espéraient un avenir meilleur en France. Ils vivent depuis juillet 2024 sous des tentes, dans le parc Eugène-Imbs. Après une demande d’asile rejetée, ils s'apprêtent à passer l’hiver dehors comme la centaine de sans-abris dans ce campement.
En la croisant à 7h dans le bus 40, impossible de se douter de son parcours singulier. Tenue soignée, du béret noir au trench beige, cheveux brossés, Isra ressemble à n’importe quelle adolescente de 13 ans. À la sortie du bus, elle rejoint tout sourire ses amies devant le collège Lezay-Marnésia de la Meinau à Strasbourg. La sonnerie retentit. Ce matin pour les quatrièmes, c’est cours d’allemand.
Pourtant, à 6h, c’est dans une tente où le thermomètre affichait 1°C qu’Isra s’est réveillée. Depuis quatre mois, la jeune Albanaise vit dans le parc Eugène-Imbs, à la Montagne-Verte, avec sa famille.
Un transit à travers l’Europe
Miri, le père, Valdeta, la mère, et leurs trois enfants (Meris, 15 ans, Isra, 13 ans et Erblil, 8 ans) ont quitté leur ville de Shkodër, au nord de l’Albanie, le 10 juillet 2023, dans un van. Isra revient sur les raisons de leur départ : "Le cousin de mon père est un criminel et nous avons peur pour la famille."
Après avoir traversé le Kosovo, la Macédoine du Nord et la Serbie, ils ont réussi à franchir la frontière hongroise, porte d’entrée dans l’espace Schengen. Ils sont parvenus jusqu’à Turin en Italie avant de rejoindre la Suisse et enfin la France. À l'issue de ce périple de près de 2200 km à travers l’Europe, ils ont déposé une demande d’asile à Mulhouse. "Nous dormions à la gare et dans d’autres endroits. Dix jours après, nous avons été transférés à Sarre-Union", retrace Isra. La famille y est restée pendant onze mois jusqu’à l’échec de la demande d’asile qui l’a contrainte à partir. Arrivés à Strasbourg en juillet en bus, Isra et ses proches ont fini par arriver au parc Eugène-Imbs. "À Krimmeri (un campement de migrants à la Meinau), il y avait trop de tentes. Donc on a cherché ailleurs", raconte la jeune fille.
Une douche par semaine
Mi-novembre 2024, une trentaine de tentes sont installées dans le parc. Contrairement au camp du Krimmeri - démantelé une nouvelle fois le 19 novembre - qui accueille des populations pachtounes, les sans-abris de la Montagne-Verte viennent tous des Balkans et du Caucase. Aux abords des trois tentes de la famille d’Isra, récemment déplacées à cause des rats, des palettes, des tables et des tabourets de fortune entourent le feu, tel un petit salon.
Les habitants du campement déplorent l’état des trois sanitaires et du point d’eau installés par la ville. L’absence d’entretien régulier sur ces installations pousse les familles à se tourner vers des structures d’accueil de jour telle que la Loupiote, près de la gare de Strasbourg. Ici, douches, machines à laver et cuisines sont mises à disposition des familles dans le besoin. Mais ces équipements sont victimes de leur succès : "Généralement, pour les douches, il faut réserver une semaine à l’avance", explique Dorothée Hoeffel, cheffe de service. Avec une centaine de passages par jour, difficile pour Isra et sa famille d’arriver à se doucher plus d’une fois par semaine.
Un camp en périphérie des services de première nécéssité. © Matis Biller-Goeffers et Pierrot Destrez
Isra, 13 ans, est une sans-abri albanaise qui vit dans le campement du parc Eugène-Imbs à la Montagne-Verte depuis juillet 2024. © Matis Biller-Goeffers
Pour la nourriture, ils s’en remettent aussi aux associations. Deux fois par semaine, Valdeta traverse la ville. Tous les lundis pour la collecte des Restos du Cœur de Cronenbourg, tous les mercredis pour celle de la Croix-Rouge, à l’Orangerie. "Mais les Restos du Cœur c’est pas bon et il y a pas beaucoup", soupire-t-elle.
Il est 16h30, Isra revient du collège Lezay-Marnésia et retrouve ses parents autour du feu. Elle retourne dans sa tente pour faire ses devoirs. Ses parents ne parlant pas français, elle ne peut pas être beaucoup aidée. Scolarisée depuis septembre dans cet établissement, l’adolescente a fait de grands progrès en français, elle qui parle déjà le turc, l’anglais et l’allemand en plus de sa langue maternelle. Sa solution : "J’utilise Google Traduction sur mon téléphone et ça va." Son professeur de français, Frédéric Laumont, est positif sur l’intégration d’Isra et sur son travail. Ce dernier insiste sur le "petit cocon" que constituent pour elle ces instants en classe.
"Si on nous renvoie en Albanie, on attendra 24 heures pour repartir"
Au même moment, son petit frère, Erblil, joue avec deux autres garçons, vivant aussi dans le parc. Son grand frère, Meris, explique que dans le camp, hormis chez les plus jeunes, il y a peu d’échanges. "Nous ne voyons personne, c’est juste la famille", ajoute-t-il. La quinzaine d’enfants de 3 à 16 ans rythment le quotidien du campement avec leurs allers-retours à l’école. Parlant français ou anglais a contrario des adultes, ceux-ci deviennent d’indispensables traducteurs pour les parents dans leurs liens avec l’extérieur et dans leurs démarches administratives.
Faute de papiers, Miri ne peut pas travailler. Après un premier rejet de sa demande d’asile, il a retenté sa chance à la préfecture il y a trois semaines. Il veut rester vivre en France : "Si on nous renvoie en Albanie, on attendra 24 heures pour repartir ! C’est mieux de vivre sous les tentes que dans des maisons en Albanie."
Matis Biller-Goeffers et Pierrot Destrez
Le personnel scolaire se mobilise
Mardi 5 novembre, Isra, son père et son grand frère ont été logés au CDI de l’école Lezay-Marnésia. Cette opération, mise en place par les professeurs et la vie scolaire, a pour but d’alerter sur la situation des enfants sans-abris scolarisés. Ce collège de la Meinau s'inscrit dans le dispositif UPE2A qui propose des classes d’apprentissage du français aux élèves d’origine étrangères. Parmi les élèves qui la fréquentent, huit enfants vivent sous tentes avec leurs cinq familles. Ils réclament la possibilité de pouvoir loger les familles dans deux logements de fonction vacants. Pour Isra, cette nuit au chaud n’aura duré qu’un soir. Malgré des interventions dans la presse, les demandes restent sans suite, la Ville, la CEA et l’État se renvoyant la balle.