Mariées par leurs familles alors qu’elles étaient adolescentes, les réfugiées syriennes se retrouvent confrontées à un cycle de violence où seules les associations les soutiennent. Mais en raison des guerres récentes, l’aide internationale est à « un niveau historiquement bas ».
Aïcha a obtenu son certicifat de réfugiée en juin 2014, cinq mois après son arrivée en Jordanie. © Manon Boudsocq
Dans la salle aux persiennes baissées, la parole se libère. Réunies par l’Organisation des femmes arabes (AWO, son sigle anglais), une association de défense des droits des femmes, la dizaine de Syriennes portant le hijab s’écoutent attentivement. « Je voulais juste une belle robe. Une enfant, ça ne pense pas au mariage, je ne me rendais pas compte de ce que ça impliquait », confie Rana, âgée de 34 ans. Autour de la grande table, l’une d’elles se démarque. Elle semble plus jeune que les autres. Confiante, elle se lance : « Je m’appelle Eman, j’ai 33 ans et j’ai été mariée à 16 ans. »
Cette situation, toutes les femmes autour d’elle la connaissent bien. Nées et mariées en Syrie alors qu’elles étaient adolescentes, elles se sont installées à Mafraq en Jordanie, à une quinzaine de kilomètres de la frontière. Elles font partie des 60 % de la population ayant fui la guerre civile qui déchire la Syrie depuis 2011. Plus de 630 000 réfugiés sont recensés en Jordanie, ce qui en fait le troisième pays d'accueil des Syriens qui ont fui le régime de Bachar Al-Assad. La ville de Mafraq accueille un grand nombre d’entre eux. Et c’est dans ce gouvernorat qu’est observé l’un des taux de mariages précoces les plus élevés du royaume. Parmi les dix femmes autour de la table, seules deux se disent heureuses de leur union. Pour toutes les autres, le mariage a été synonyme de regrets, de restrictions et souvent, de violences.
En Jordanie, l’âge minimum pour se marier est fixé à 18 ans. Pourtant des dérogations, valables aussi pour les réfugiés, permettent de contourner cette limite en passant devant un tribunal islamique. Avant 2019, ces exceptions étaient possibles dès 15 ans. Désormais, c’est à partir du premier jour des 16 ans. Une maigre évolution qui ne satisfait pas les associations féministes. « On se bat pour que l’âge légal du mariage soit augmenté car ces exceptions sont devenues la norme. Et le gouvernement ne fait rien, déplore Layla Naffah Hamarneh, directrice des programmes de l’association de défense des droits des femmes, qui gère notamment le centre de Mafraq, où des groupes de discussions sont organisés. Ce sujet est notre priorité. » D’autant que, dans la pratique, il n’est pas rare que les mariages se fassent encore plus jeunes. « Ils ne sont ensuite déclarés qu’une fois les 18 ans atteints », explique une membre de l’AWO à Mafraq.
« Dès le premier soir, il m’a battu »
Assise au bout de la table, Eman se rapproche de l’avant de la salle. Elle assure qu’elle « n’a rien à cacher » et se lance. « Dès le premier soir, il m’a battu. Tous les jours il me frappait, il n’y avait pas d’amour entre nous. Ma famille et la sienne le savaient, mais elles n’ont rien dit », se livre la femme de 33 ans, le regard droit, sans laisser transparaitre d’émotion. Eman tombe enceinte dès le premier mois et est forcée de rester avec cet homme maltraitant et infidèle. Ses grossesses sont des moments encore plus difficiles. « Il est devenu davantage violent quand il a appris que j’étais enceinte d’une petite fille. Un jour, il m’a frappée pour que je perde le bébé. »
En 2011, le couple fuit avec ses trois enfants la région de Homs pour s’installer en Jordanie. Alors que son mari décide de divorcer, c’est à Eman qu’on reproche cette décision, y compris dans sa propre famille. « C’était la pire année de ma vie. Après le divorce, je suis revenue le voir en lui disant que j’étais enceinte. Il m’a dit que ce n’était pas son enfant. Alors, j’ai tenté de me suicider et malheureusement, le bébé est mort », confie-t-elle au milieu des autres femmes, silencieuses face à ce récit cauchemardesque. Son mari décide de lui confisquer la garde des enfants. Désormais, Eman ne les voit que toutes les deux semaines. « Au début, ils voulaient vivre avec moi mais maintenant, leur père les a fait changer d’avis. »Son histoire, Eman ne peut même pas en parler à ses amies : « Elles seraient médisantes. »Depuis un an, elle est suivie par une psychologue, trouvée par l’AWO.
Eman a été mariée à 16 ans. © Manon Boudsocq
Pour certaines Syriennes, l’arrivée en Jordanie est l’occasion de se défaire des coutumes. Aïcha, les cheveux cachés par un voile rose qui contraste avec son abaya noire, en est l’exemple. Mariée de force à 18 ans, elle ne voulait pas que ses filles vivent la même expérience à leur arrivée en Jordanie. « J’étais contre mais mon mari voulait qu’elles se marient. La première s’est mariée à 15 ans, la seconde à 14 ans, raconte Aïcha. Pour la plus jeune, ça ne se passe pas bien. Avec mon mari on la soutient et on lui dit qu’elle peut divorcer. » Elle assure que son mari « regrette désormais » d’avoir marié ses filles si jeunes.
L’aide humanitaire au plus bas
Pour lutter contre ce phénomène, l’AWO réalise des campagnes de sensibilisation, notamment dans les écoles. L’association assure un suivi des jeunes filles qui ne vont plus en cours en se rendant dans les familles et propose des formations de coiffures pour permettre à des femmes d'ouvrir leur propre salon.
Mais pour que ces initiatives soient durables, les associations sur le terrain ont besoin de financements. Problème : les donateurs internationaux, très mobilisés par la guerre en Ukraine, ont réduit les subventions. AWO, comme d’autres associations arabes, a également pâti de son soutien intransigeant à la cause palestinienne, qui a amputé plusieurs donations, comme celle de la Suède et de l’Allemagne. « Soit tu n’affiches pas d’opinion politique, soit tu ne reçois plus de financement », s’indigne Dania Al-Mousa, coordinatrice de projet à l’AWO. Une baisse de financement qui dégrade l’accès à l’éducation, reconnue pourtant comme l’un des piliers dans la lutte contre le mariage précoce. En mars, l’Unicef sonnait l’alarme : « Cette aide a atteint un niveau historiquement bas, tant à l’intérieur du pays qu’en faveur des Syriens réfugiés dans les pays voisins. » Un changement de paradigme encouragé par le gouvernement jordanien. L’année dernière, il a décrété la crise syrienne « terminée ». « Les réfugiées syriennes sont censées rentrer chez elles, souffle Dania Al-Mousa, mais c’est impossible. » Cette perspective de retour est inquiétante pour ces femmes qui perdraient alors les rares soutiens acquis dans leur pays d’accueil.
Manon Boudsocq
Jade Lacroix