L’assaisonnement phare de la cuisine moyen-orientale raconte l’exil, la diversité et la culture arabe. Balade dans les rues d’Amman où le mélange d’épices se décline à chaque coin de rue.
Le soir, dans le souk d'Amman © Azilis Briend
Le souk d’Amman. 17 heures. Les marchands qui crient pour vendre leurs produits se mêlent aux promeneurs qui tentent de marchander, aux klaxons incessants et aux appels à la prière. L’étal de Mohammad, 53 ans, qui vit à Amman depuis toujours, attire l’attention avec une multitude de pyramides colorées nommées zaatar. Je l’avoue, mes connaissances occidentalo-centrées sur cette épice typique du Moyen-Orient se cantonnaient jusque-là aux livres d’Ottolenghi, chef israélien qui saupoudre son mélange aussi bien sur des pâtes cacio et pepe que sur un poisson pêché la veille. « Tu as du zaatar d’Alep, du libanais, du jordanien, du palestinien… », explique Mohammad qui s’empresse de me les faire goûter un par un. Révélation : il n’y a pas un zaatar mais mille et un zaatar. C’est le début d’une quête.
Première étape : en savoir plus sur les origines du zaatar. On contacte Karim Azar, un chef jordanien qui a vadrouillé un peu partout aux États-Unis et qui est revenu travailler à Amman. « Premièrement, c’est une épice aux orthographes diverses : zaatar, zahtar ou même za’atar. Si beaucoup de gens associent aujourd’hui le mot arabe zaatar au mélange d’épices, il s’agit d’abord du mot désignant une herbe sauvage apparentée à l’origan et à la marjolaine, nommée l’hysope depuis l’Antiquité, expose-t-il. La véritable plante zaatar est actuellement difficile à trouver. Surtout en Jordanie. Beaucoup de zaatar proposés aujourd’hui sont en réalité des mélanges de thym, d’origan, de sumac et de graines de sésames torréfiées. »
S’il peut se manger fraîchement coupé en salade, cet ingrédient est principalement consommé séché, en poudre, et deviendra la base de votre mélange. « Les recettes varient beaucoup en fonction de la région d’où l’on vient », souligne le jeune chef.
Chaque région du Moyen-Orient a sa propre recette de zaatar. © Azilis Briend
Pour les différencier, rien de mieux que de les tester. Retour dans la vieille ville d’Amman. Mon nez flaire un endroit où je pourrais goûter aux mélanges. Le vendeur me fait d’abord déguster le zaatar libanais, très vert et composé uniquement de sumac, graines de sésames non torréfiées et évidemment, de la plante zaatar. Son goût herbacé est doux en bouche. Le zaatar jordanien, d’un vert un peu plus sombre, est fait à base d’origan et frotté à l’huile d’olive. Puis, le dernier : le palestinien auquel on a ajouté du cumin, du carvi, frotté à l’huile d’olive, plus puissant en bouche, presque acide. Les papilles encore émoustillées par les épices, plusieurs questions me traversent l’esprit. Comment utilise-t-on le zaatar ? Est-ce un accompagnement ? Un assaisonnement ? Un condiment ?
Un plat en lui-même
Au coin d’une rue calme du quartier de Weibdeh, on tombe sur une boulangerie familiale, Firas Al-Jawah. Ici, le zaatar désigne une sorte de pain. Walid passe commande à Hamdi, âgé de 19 ans, qui maîtrise d’une main de maître la confection de ces mana'iche. Un met inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco depuis décembre 2023 qu’on assaisonne le plus souvent d’huile d’olive et de ce fameux mélange d’épices. « Je vais te prendre deux zaatar et deux fromage », demande-t-il au jeune boulanger. Avec son père et son frère aîné, Hamdi gère la petite boulangerie où une variété de pains traditionnels arabes sont vendus. Si à l’arrière on prépare la pâte, faite à base d’eau, de farine, de semoule, de lait et de sel, Hamdi s’occupe d’étaler l’huile d’olive et, évidemment, le mélange d’épices. « En Jordanie, comme d’autres pays voisins, c’est un produit très peu cher, que l’on trouve partout, dans les furn, [fours en libanais] », précise Walid avant d’ajouter que « traditionnellement, ces sortes de fines pizzas assaisonnées au thym se dégustent au petit-déjeuner, même si on peut en manger à tout moment de la journée ».
La man'ouché est originaire du Liban. © Azilis Briend
Raïf, le patron des lieux – francophile et fan de Michel Platini – prend à son tour le temps de m’éclairer sur le temps de cuisson. « Tu la mets au four à 400 degrés pendant trente secondes et hadha kulu chay [le tour est joué] », expose-t-il avec son anglais bancal. Il continue en expliquant que pour profiter pleinement du goût des épices, rien de mieux qu’une pâte faite maison, y ajouter du zaatar et de l’huile d’olive, et enfourner le tout. Pour lui, pas question d’utiliser un autre type de zaatar que le palestinien. « C’est le meilleur », lance-t-il en sortant sa « pizza » du four. Je me permets de lui demander son secret pour obtenir la meilleure man'ouché. Il répond : « Quand j’étale la pâte, j’imprime mes doigts dedans pour que ça ne lève pas trop et pour l’épaisseur, je trouve un entre-deux pour ne pas qu’elle soit ni trop épaisse, ni trop fine. » Résultat : je repars avec une dizaine de parts emballées dans du cellophane. La puissance du zaatar se mêle parfaitement à cette sorte de pâte à pizza.
Une étude en profondeur sur le zaatar
Impossible de s’arrêter à la dégustation. Il faut en savoir plus. « En fonction de la culture culinaire, chaque pays du Levant, chaque région, chaque famille possède sa propre recette », déclare Qais Malhas, jeune chef à la tête du restaurant Shams El Balad, basé à Amman, mêlant cuisine palestinienne et jordanienne. Depuis plusieurs années, il mène un travail de fond sur la diversité et l’identité culturelle de la cuisine arabe. Entre 2018 et 2019, le chef a rassemblé plus de 70 personnes au sein de son food lab, soit « laboratoire alimentaire », pour élucider les secrets du zaatar. Au bout, une étude qui explore la question de A à Z. Ils ont pris le temps d’analyser un grand nombre de mélanges et se sont rendu compte qu’en plus des ingrédients traditionnels certains y ajoutent du carvi, du cumin, des graines de fenouil ou encore de l’anis. « On s’est ensuite intéressé aux herbes de base qui entrent dans la composition du zaatar et on a constaté que la dénomination “thym” qu’on peut voir et entendre partout était en fait inexacte. Selon les territoires, la plante utilisée n’est pas la même. Même si l’origan reste la base commune. Tout est une question de contexte. » Dans son travail de recherche sur les origines du zaatar, il raconte également son exportation à travers le monde : « De la colonisation à la migration en passant par le commerce, il véhicule une grande variété de récits. C’est un fait, les peuples échangent depuis la nuit des temps. »
À la fin de ce voyage dans les rues de cette capitale bouillonnante, je garde en mémoire ce goût et cette odeur omniprésente, voire entêtante à chaque passage devant les échoppes de cuisine ou les étals d’épices. Dans un petit balluchon en plastique, j’embarque mon mélange préféré : le zaatar palestinien et son goût acidulé. C’est comme s’il avait été créé pour être transporté et partagé facilement. « Les personnes obligées de fuir leur pays en avaient toujours sur eux dans des petits contenants facilement transportables, confie Qais Malhas, lui-même exilé palestinien. Aujourd’hui, c’est nous qui en avons toujours sur nous. »
Azilis Briend