Devenues symboles du soutien à Israël, les enseignes européennes et américaines sont la cible d’un mouvement d’ampleur en Jordanie. Depuis le début de la guerre à Gaza, la population pro-palestinienne refuse de consommer McDo et compagnie pour se tourner vers du made in Jordan.
Awad plante sa paille dans son americano. À côté de lui, Malek secoue son café au lait. Assis sur un bout de trottoir en plein cagnard, les deux amis sirotent leur boisson préférée face à la bruyante rue Al-Shahid, dans le nord d’Amman. « Le café, ici, c’est une tradition », lance le premier, très attaché à ce rituel matinal. Le Qahwa Black Coffee, ou « BLK » comme le surnomme les habitués, est devenu leur point de ralliement avant leurs cours à la fac, située pas loin. « Avant, on allait à Starbucks. » Maintenant, ils boycottent. « Ici, au départ, les produits n’étaient pas de très bonne qualité. Mais maintenant, c’est beaucoup mieux. BLK, c’est le meilleur choix pour nous car on développe notre économie. »
Après l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, et le début de l’offensive meurtrière d'Israël à Gaza, il a fallu dans l’urgence remplacer les grandes enseignes occidentales, et notamment américaines, qui paient le soutien de Washington à Israël. Pour la population jordanienne, la guerre à Gaza est un point de non-retour. Le boycott — l’action de cesser de consommer des biens ou des services pour une raison idéologique — est une arme politique qui n’est pas nouvelle.
Le boycott des produits israéliens et américains a pris de l'ampleur après la reprise des combats entre Israël et le Hamas le 7 octobre 2023. © Laura Beaudoin
Instigué par le mouvement palestinien international Boycott, Divestment, Sanctions (BDS), lancé en 2005, il s’est implanté à partir de 2014 en Jordanie, date de la première invasion israélienne à Gaza. Il ne visait jusqu’ici que les produits israéliens. Dix ans plus tard, avec cette nouvelle guerre, Hamza Khader, figure locale de BDS, reconnaît : « Jamais le mouvement n’a pris une telle ampleur en Jordanie. » Et s’est étendu aux marques occidentales vues comme complices.
« Nos chiffres de vente ont explosé. La plupart de nos clients étaient des amateurs de Starbucks avant », affirme Mohammed Bader, employé de BLK depuis neuf mois, en refermant le couvercle en plastique d’un pistaccio latte, une boisson phare de l’enseigne répudiée. « Starbucks, c’est terminé ! Plus jamais ! Je ne veux pas être solidaire de l’occupation israélienne. C’est un génocide et je refuse d’y participer », soutient Suhila, nouvelle cliente, le regard déterminé sous ses lunettes de soleil.
Matrix partout, Pepsi nulle part
Starbucks, mais aussi Coca-Cola, H&M, Pampers, Nestlé, Carrefour, Axa… Des centaines de marques occidentales dans le secteur de l’alimentaire, de la banque ou du prêt-à-porter sont touchées. Dans les rues de la capitale, des affiches appelant au boycott sont collées sur les murs. Et à l’intérieur des frigos floqués Pepsi des petites épiceries, le Matrix, cola made in Jordan, a remplacé les sodas américains. Depuis le début du mouvement, le concurrent jordanien a doublé sa production. Une sorte de révolution : 95% de la population jordanienne affirme participer au boycott, selon un sondage du Centre d’études stratégiques paru en novembre 2023.
Au-delà des frontières, cette solidarité avec le peuple palestinien s’explique par une histoire que les deux pays partagent depuis la Nakba en 1948. Après avoir été forcés à l’exil au moment de la création d’Israël, nombreux sont les Palestiniens à avoir trouvé refuge de l’autre côté du Jourdain. Aujourd’hui, deux tiers des Jordaniens sont d’origine palestinienne.
Alors, pour Hamza Khader, « boycotter est un instinct de survie ». D’autant que grandit la peur du « projet sioniste », explique-t-il en délimitant vaguement des frontières avec ses mains. La population s’inquiète des revendications territoriales de l’extrême-droite israélienne : le projet politique et religieux du « Grand Israël », terre promise qui déborderait sur le territoire jordanien. Lors d’une conférence à Paris en mars 2023, une carte présentant l'État hébreu incluant une partie de la Jordanie présentée par le ministre israélien des Finances Bezalel Smotrich avait déjà semé la panique. Le gouvernement jordanien avait immédiatement accusé Israël de violer les accords de paix.
Ainsi, le boycott est autant une réaction de peur qu’« une force de libération qui a pour but de lutter contre toute tentative de normalisation d’Israël », résume celui qui a rejoint BDS en 2016. Pour lancer une campagne contre une marque, trois critères sont étudiés : « La marque est-elle directement impliquée dans la mort de Palestiniens, contribue-t-elle à l’économie israélienne et quelles sont les chances de succès d’un mouvement de boycott contre elle ? » liste Hamza Khader. Aucune hésitation par exemple concernant la marque de produits high-tech HP qui a fourni des ordinateurs à l’armée israélienne pendant une décennie, et qui participe donc « directement à l’occupation israélienne ». Mais au-delà des éventuels préjudices économiques, l’objectif, c’est surtout la diabolisation d'Israël, avec lequel le pouvoir jordanien a signé un traité de paix en 1994.
Des conséquences risquées pour l’emploi
Pepsi et Coca-Cola ont été remplacés par la marque locale Matrix. © Laura Beaudoin
12h15. À l’heure où les estomacs commencent à gargouiller, un groupe d’une trentaine d’enfants se rue sur la terrasse étriquée d’un vendeur de shawarma — un sandwich brioché au poulet typiquement jordanien. Or, le cadre a de quoi interloquer. Tout autour, au dernier étage du centre commercial Abdali, situé au milieu d’un quartier d’affaires d’Amman, les autres grandes enseignes sont vides. Le roi du fast-food McDonald’s ou les stars du poulet frit KFC et Popeyes attendent désespérément les commandes des clients. « Ce sont les enfants qui nous ont demandé de manger dans un restaurant qui n’est pas boycotté », témoigne la professeure encadrante.
Rien d’anormal ici. Les Jordaniens et Jordaniennes, y compris les plus jeunes, ont — presque tous et toutes — délaissé les grandes chaînes de restauration rapide occidentales. L’association de restauration jordanienne estime qu’elles ont perdu 85% de leur chiffre d’affaires. Même l’enseigne aux arches jaunes n’a pas échappé à la mobilisation générale. Un événement a particulièrement révolté la population : l’entreprise qui détenait toutes les franchises du géant américain en Israël, Alonyal, rachetée en avril par la maison-mère, avait pris l’initiative de distribuer gratuitement des repas à l’armée israélienne, quelques jours après le 7 Octobre.
Face au scandale, l’Armoush Tourist Investment Company, la société qui exploite la marque McDonald’s en Jordanie, a immédiatement communiqué sur l’envoi d’un don de 100 000 JOD (130 000 euros) en faveur des victimes gazaouies, pour tenter de renverser l’opinion publique et sauver le chiffre d’affaires de ses établissements. « Nous affirmons catégoriquement que McDonald’s International ne finance ni ne soutient les parties impliquées dans ce conflit, a même juré la marque dans des tracts distribués dans les restaurants. Toutes nos pensées vont vers les victimes. Nous sommes contre la violence sous toutes ses formes. »
Dans le supermarché d'Abou Odeh, une pancarte encourage les clients à consommer jordanien avant tout. © Laura Beaudoin
Pour les consommateurs, le mal était fait. Ce midi-là, plus de sept mois après, le restaurant est toujours vide. Sur la trentaine de tables extérieures, seule une est occupée par deux sœurs venues d’Arabie Saoudite, pays où le mouvement est moins suivi. Ailleurs à Amman, les autres franchises visitées en mai dans le cadre de ce reportage étaient tout autant dépeuplées. Et une très forte pression sociale s’exerce sur celles et ceux qui dérogent à la règle. Certes, quelques consommateurs persistent à déguster un BigMac. Mais ils préfèrent commander et manger depuis leur voiture ou opter pour la livraison à domicile. « Les Jordaniens sont ceux qui pratiquent le plus le boycott dans le Moyen-Orient, s’enflamme Hamza Khader. Chacun gère avec sa conscience. Si certains se cachent, c’est bien qu’ils sentent qu’il y a un problème. »
Les restaurants se vident. Alors les cuisines aussi. Début 2024, Starbucks a annoncé la suppression de 2 000 emplois dans tout le Moyen Orient. Dans le centre-ville d’Amman, une enseigne a définitivement fermé. Une conséquence risquée pour un pays qui compte plus de 20 % de chômeurs. Les Jordanien.nes ne se tireraient-ils pas une balle dans le pied ? Pourtant, la résurgence du mouvement « n’a pas conduit à une augmentation du taux de chômage, observe Hussam Ayesh, économiste. Il a baissé de 0,9 % au quatrième trimestre par rapport au troisième trimestre de 2023. » Des appels incitant les entreprises jordaniennes à recruter les salariés des enseignes interdites ont aussi été lancés. Mais tout le monde n’a pas l’opportunité de changer d’employeur. Certains salariés sont face à un conflit intérieur, entre gagner leur vie et défendre leurs convictions. « C’est compliqué de travailler ici mais je ne peux pas démissionner, témoigne un manager d’une enseigne française boycottée qui souhaite préserver son anonymat. C’est une sensation très inconfortable, les gens parlent dans mon dos. Dans mon magasin, on a réduit le nombre d’employés. J’aimerais bien partir, mais en Jordanie, c’est très difficile de trouver un job. »
Un boom du made in Jordan
Dans l’ouest de la capitale, en bordure de rocade, le gérant du supermarché Abu Odeh a lui aussi senti les conséquences du boycott. Dans les rayons, les produits stars occidentaux sont devenus des fardeaux car indésirables. « La vente de Pepsi a chuté de 90 % depuis le 7 Octobre », assure Muhammad Behzad, gérant du magasin. Les consommateurs se sont emparés de nouveaux outils numériques pour se repérer dans la jungle marketing. Échange entre amis sur des boucles Whatsapp, sites internet qui répertorient les enseignes à boycotter, applications permettant de tout savoir de l’engagement d’une marque en scannant le code-barre : la société jordanienne s’est organisée. « Le mouvement a conduit à une meilleure sensibilisation des consommateurs. Ils se sont rendu compte que beaucoup de produits jordaniens existaient déjà. Cela les a aussi conduit à davantage se préoccuper de l’origine des produits », analyse l’économiste Hussam Ayech.
Une aubaine pour les entreprises jordaniennes. Floqué sur une bouteille de jus de fruits ou un paquet de gâteaux, le drapeau jordanien est devenu un argument de vente féroce. Fastrin a remplacé la lessive Ariel tandis que Mr. Chips s’est substitué aux paquets Lay’s. Un site internet a même été lancé par la chambre d’industrie jordanienne, Urdoni (jordanien en arabe), qui recense une vaste liste de produits made in Jordan. Lancée en janvier 2024, Urdoni « permet au consommateur d’identifier les produits jordaniens dans tous les secteurs et les différents gouvernorats du Royaume », assure de son côté la chambre d’industrie. Le gouvernement surfe sur le phénomène pour promouvoir ce qui ressemble de plus en plus à du patriotisme économique.
Certaines marques du pays de l'oncle Sam arrivent encore à se frayer un chemin dans les commerces jordaniens, c'est le cas des cigarettes. © Laura Beaudoin
Au rayon snacks du supermarché Abu Odeh, une pancarte surmontée du drapeau jordanien et d’un poing levé incite à soutenir les marques locales. « Ça m’encourage à continuer le boycott et à chercher des alternatives. J’y arrive presque à 100 % mais il y a certains produits, notamment pour le soin de la peau, pour lesquels je ne trouve pas. Donc j’achète toujours de la crème Nivea », confie amèrement Lina, avant de passer en caisse. Le succès du boycott dépend des solutions existantes et surtout de leur qualité pour inverser durablement le rapport de force. La clef de survie pour Hussam Ayech : « Les produits locaux gagnent en qualité pour s’adapter à la demande. C’est indispensable pour fidéliser le client et devenir une marque de référence. »
Si tout ce qui vient des États-Unis est vu comme un repoussoir, certaines marques américaines sont encore prisées. Dans le centre-ville d’Amman, les mégots de Marlboro et de Philip Morris s’empilent dans les cendriers des terrasses. Question clope, la fièvre du boycott a du mal à prendre en Jordanie, l’un des pays comptant le plus de fumeurs dans le monde. « Ah, c’est sûr, les gens boycottent, mais les cigarettes, c’est autre chose, tout le monde fume au Moyen-Orient », sourit Mahmoud, accoudé au comptoir du Global Café, dégainant son paquet de L&M red comme une provocation. Comme tous les lundis soirs, Mahmoud est venu partager un thé avec son ami Abou, gérant du Global Café sur l’Al-Hashemi Street, face au théâtre antique. « Dans mon magasin, j’ai viré tous les produits boycottés », assure Abou fièrement. À une exception près. Ici, on achète du Matrix avec un paquet de Winston.
Laura Beaudoin
Milan Derrien
avec Malak Khamees