Sexe interdit avant le mariage, style vestimentaire, rapport à la Russie… Dans la famille Kartvelishvili, l’évolution express de la société géorgienne depuis l’effondrement de l’URSS fait débat, sans détruire son unité.
« Ce genre de piercing ne va pas aux femmes. J’aime bien le petit que tu as maintenant, mais la grosse boucle que tu avais au début, c’est pour les vaches ! » Ramini Kartvelishvili, Lali Beradze et leur fille Mariam rient d’un sujet autrefois bien plus tendu au sein de la famille. « Quand je suis revenue avec ce bijou au nez, il y a un an, mon père ne m’a pas parlé pendant deux jours », se souvient l’étudiante de 21 ans à l’université d’État de Tbilissi.
Les trois Géorgiens vivent dans un trois pièces au dixième étage d’une tour où la plupart des appartements ne sont pas encore terminés, dans le quartier de Mukhiani, à 10 kilomètres du centre de la capitale. Chez les jeunes d’ici, il est courant, même après leur majorité, de rester au domicile parental jusqu’à obtenir les moyens financiers de déménager. Pour les femmes, il faut souvent attendre le mariage. En moyenne, 3,3 personnes vivent au sein d’un même foyer, contre 2,2 en France, d’après Géostat. Comme beaucoup, Mariam est habituée à encaisser certaines remarques de parents qu’elle estime « plutôt conservateurs ».
« Mes parents ne savent pas que j’ai des amis qui sont homosexuels »
Malgré les tensions, « la famille reste le socle social pour toutes les générations », assure la sociologue Teona Mataradze, spécialisée dans les sujets de la famille et de la société post-soviétique en Géorgie. Ce dimanche après-midi, les Kartvelishvili déjeunent dans le salon qui connecte la chambre des parents à celle de Mariam. Sur la table basse : un imeruli khachapuri (une sorte de tarte à base d'œuf et de fromage), des cookies, des fraises et du soda. Assise devant une étagère garnie d’un médaillon à l’effigie de la Vierge Marie et d’un drapeau de la Géorgie, la mère de 54 ans échange des regards complices avec son conjoint et sa fille qui semblent confirmer l’observation de la sociologue.
Au repas, on évite généralement les sujets sensibles. « Mes parents ne savent pas que j’ai des amis qui sont homosexuels, par exemple », raconte Mariam. Si elle veut danser toute la nuit, l’étudiante préfère dormir chez une amie. Car d’après son père, tout ce qui se passe après minuit est « péché ». Et, évidemment, « pas de rapports sexuels avant le mariage », insiste le policier de 49 ans. Une injonction moins stricte pour les hommes, à en croire Mariam : « Si j’étais un garçon, je pourrais sortir avec qui et aussi longtemps que je le veux. »
De gauche à droite : Lali Beradze, Mariam et Ramini Kartvelishvili, sur le balcon de leur appartement. © Luc Herincx
Peu surprise par les propos de ses parents, l’étudiante acquiesce : « Je comprends pourquoi ils pensent comme cela. Ils ont grandi dans une société totalement différente. » À son âge, son père n’était pas étudiant mais soldat volontaire, mobilisé lors de la guerre de 1991-1992 en Ossétie du Sud. « Et même avant la guerre, on s’amusait différemment, explique-t-il. Il faut dire que parfois, on n’avait même pas d’électricité pendant un mois à Tbilissi. »
« En Europe occidentale, la libération sexuelle est apparue à partir des années 60, soit trente ans d’avance par rapport à ici, explique Teona Mataradze. La mondialisation, l’immigration, la libéralisation des médias et les évolutions sur les sujets de société… Après la fin de l’isolement soviétique, tout s’est passé en même temps et si vite que les générations plus âgées n’ont pas eu le temps de tout accepter. »
Même constat sur le plan politique, où un tiraillement entre influences occidentales et russes s’observe chez les Kartvelishvili. « Mes grand-mères ont une opinion très positive de la Russie, car elles ont vécu sous l’URSS et trouvent que tout était moins cher et plus facile », explique Mariam, qui a participé aux manifestations en mars contre la loi pro-russe sur les « agents étrangers ». « Je ne suis pas d’accord avec ces mobilisations, la jeunesse est souvent trop protestataire », conteste le père, qui a seulement demandé à sa fille d’être prudente devant le Parlement géorgien. « J’avais participé aux manifestations antisoviétiques, en avril 1989, raconte la mère. L’armée avait réprimé violemment, tuant beaucoup de gens. »
Mariam rêve d’intégrer l’Union européenne « pour être plus libre ». Ramini, lui, considère la Russie comme un pays « occupant » mais auquel la Géorgie « reste très connectée, car c’est un voisin ». Si le mode de vie ou les opinions de leur fille unique les irritent occasionnellement, Ramini et Lali se disent fiers d’elle. « Mariam travaille dur », insiste le père, les yeux brillants, comme son épouse. Il embrasse la jeune femme sur la joue au moment de poser pour une photo. Depuis quelques semaines, Mariam tente de les convaincre pour un deuxième piercing, au sourcil. « Nous ne pouvons pas accepter », répond sèchement la mère, alors que Ramini balaie la proposition de la main. « Ça va être un vrai casse-tête », sourit l’étudiante dans un anglais qu’ils ne peuvent pas comprendre.
Lucia Bramert
Luc Herincx
Avec Muna Batchaeva et Irakli Zukhbaia