Depuis les années 1990, les générations de rappeurs se succèdent. Chacune a rencontré son lot de difficultés pour trouver un écho et a cherché à les contourner avec ses armes. En l’absence d’une réelle communauté de rappeurs, le défi permanent consiste à donner de la voix à la scène locale.
Faliba (à gauche) et Samuel du groupe Mini Gang enregistrent leurs morceaux au studio informel d’Horizome à Hautepierre. © Léa Giraudeau
“Pour moi, le rap ça a toujours été ça, de la dénonciation.” Pour Pako, le rap se doit de délivrer des messages. Le trentenaire doit d’ailleurs son plus grand succès au morceau Douce Alsace, pamphlet contre la réforme territoriale de 2014. Avec près de 70 000 vues sur Youtube et plusieurs articles de la presse locale et nationale à son sujet, le Cronenbourgeois a réussi à tourner les projecteurs vers le rap de son quartier. Un exploit tant le rap de Cronenbourg peine à se faire entendre depuis vingt ans. “Il y a beaucoup d’anciens qui, par leur négligence, ont fait que le rap d’ici n’a jamais évolué”, grince Pako. Absence de structure adaptée, manque de communication et de liens entre les générations, les difficultés auxquelles doivent faire face les rappeurs de “Cro” sont nombreuses.
Pourtant, dans les années 1990, la scène musicale du quartier était vibrante. Des groupes comme Echo, M.A.D et La Mixture y faisaient vivre la culture rap. “À cette époque on faisait ça dans les caves, les caisses et les chambres. Et le quartier était une source d’inspiration magnifique, se rappelle Kadaz, l’un des quatre membres de La Mixture. Les types du quartier nous soutenaient naturellement, on parlait d’eux, de ce qu’ils vivaient au quotidien.” Le collectif était très reconnu à l’époque, au point de collaborer en 1998 avec la Fonky Family, groupe pionnier du rap français.
Vingt ans plus tard, les rappeurs du quartier déplorent l’individualisme qui y règne, empêchant l’émergence d’une véritable communauté musicale. “Aujourd’hui, il n’y a plus trop d’esprit collectif”, regrette Friky. Également graffeur et danseur, cet ancien “rappeur du dimanche” baigne depuis son plus jeune âge dans la culture hip-hop. Faute de soutien dans son quartier, Ifrik de son vrai nom a choisi de s’entourer d’un collectif pour donner une nouvelle impulsion à sa musique. “Tu peux te développer à Cronenbourg quand tu es dans un groupe, estime-t-il. Quand t’as une équipe, les gens en parlent et ça fait bouche-à-oreille.” Mais pour cela, il a dû chercher plus loin, dans toute l’agglomération. Au sein du collectif strasbourgeois SX Bay, il a pu s’entourer de professionnels des milieux de la musique et de la nuit. Producteurs, beatmakers, DJ’s sont autant de connexions qui lui faisaient défaut à Cronenbourg. Ensemble, ils ambitionnent de produire prochainement un album.
Le règne de l'individualisme
Quand certains trouvent leur force dans le collectif, d’autres font le choix de l’autoproduction. Bobie, rappeur originaire d’Accra au Ghana, est arrivé à Cronenbourg en 2000. À l’époque, il se produisait régulièrement lors des fêtes du quartier sous le nom de Bibi. Aujourd’hui, le trentenaire préfère exporter sa musique vers son pays natal. “Ici, c’est chacun dans son coin”, observe-t-il, amer. Si la barrière de la langue constitue une contrainte pour lui - il rappe en anglais et en twi, un dialecte ghanéen - l’absence de studio d’enregistrement est un obstacle majeur qu’il rencontre comme tous ses collègues. Nombre d’entre eux ont donc fait le choix d’investir dans un “home studio”, à l’image de Pako, mais aussi de Bibi qui a transformé sa cave en studio d’enregistrement. Microphone, carte son, ordinateur puissant et logiciels payants : un investissement conséquent pour qui veut produire de la musique sans s’éloigner du quartier. À la contrainte financière s’ajoutent d’indispensables connaissances techniques. Bibi, qui avoue ne pas beaucoup sortir de chez lui, a appris grâce à des tutoriels sur Youtube. “Je fais tout : je compose mes morceaux moi-même, j’enregistre, je fais le mixage et le mastering tout seul.” Son expérience, il souhaiterait la partager avec des jeunes qui n’auraient pas les moyens de s’offrir un studio professionnel.
Grâce à son titre “Douce Alsace”, Pako a exporté sa musique en dehors de Cronenbourg. © Nathan Bocard
Avec son groupe La Mixture, Kadaz était une personnalité emblématique du rap des années 1990. © Instagram
Pour ces adolescents, d’autres alternatives existent, mais en dehors de Cronenbourg. Samuel et Faliba, deux collégiens de 13 ans, forment le groupe de rap Mini Gang. Les deux compères se rendent régulièrement à Hautepierre dans les locaux de Horizome, une association visant à développer les actions artistiques et culturelles dans les quartiers de Strasbourg. “Greg”, animateur, y a installé un studio informel où il accueille les musiciens en herbe. Son ambition : apporter aux jeunes les compétences nécessaires pour monter un projet musical de A à Z. Il leur transmet des bases en matière de logiciels, de techniques d’enregistrement et de mixage, mais aussi les rudiments du droit de la propriété intellectuelle.
Tous le répètent, faire du rap à Cronenbourg passe par un certain sens de la débrouille, et Samuel et Faliba l’ont bien compris. En plus d’avoir pallié l’absence de studio dans leur quartier, ils utilisent les réseaux sociaux, à la manière de professionnels, pour faire émerger une communauté de rappeurs jusque-là discrète. Ils ont créé une page officielle pour leur groupe, grâce à laquelle ils tissent des liens avec les artistes des environs et donnent de la visibilité à la nouvelle scène cronenbourgeoise. Ils y postent leurs freestyles, partagent le contenu d’autres rappeurs strasbourgeois. Mais les réseaux sociaux ne comblent pas l’absence de soutien au sein même du quartier. Comme l’explique Pako, “tu vas dans la rue, tout le monde sait que tu rappes, mais t’en n’as pas un qui va poster ton son”.
Toutefois, la solidarité entre les rappeurs n’a pas entièrement disparu. "Je soutiendrai toujours un jeune qui se lance", confie Kadaz. Pako et Friky, eux aussi, se disent prêts à tendre la main à la nouvelle scène cronenbourgeoise. En attendant que leurs promesses se concrétisent, une note d’espoir demeure pour ceux qui rêvent de connaître le même succès que leurs glorieux anciens.
Juliette Fumey et Nathan Bocard