La passation de pouvoir risque d'être périlleuse à la CIA. Un rapport baptisé "Globalizing Detention" ( "Mondialiser l'emprisonnement"), publié mardi par l'ONG new-yorkaise Open Society Justice Initiative (OSJI), établit avec certitude que 54 pays, dont 25 en Europe, ont collaboré depuis dix ans aux programmes de détentions et d'extraditions illégales de la CIA. Ce rapport intervient la veille de l'intronisation devant le Congrès américain de John Brennan, le nouveau chef de l'Agence, une figure du renseignement sous l'administration Bush.
A travers ce texte, c'est désormais toute l'ampleur de la collaboration entre l'administration américaine et 54 pays étrangers (la France en est exclue), répartis sur les cinq continents, qui se révèle. Entre prisons secrètes, enlèvements et extraditions illégaux, torture ou renseignement, l'éventail des pratiques est aussi vaste qu'illégal.
Des « black sites » sur le sol européen
Selon Amrit Singh, auteure du rapport de l'OSJI, "les opérations de détentions et d'extradition secrètes (effectuées par les Etats-Unis) n'auraient pas pu être mises en oeuvre sans une participation active des gouvernements étrangers. Ces gouvernement doivent donc également être tenus pour responsables." De fait, certains pays, à commencer par la Pologne et la Macédoine, ont déjà été condamnés par la CEDH pour emprisonnement et extradition illégaux. Mardi, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a ainsi décidé de déclassifier certains documents secrets prouvant l'existence d'une prison de la CIA en Pologne entre 2002 et 2003.
Dans les années 2000, la Lituanie et la Roumanie auraient également hébergé des « black sites », ces prisons américaines sans existence officielle, indique le Conseil de l'Europe. Les deux pays ont démenti ces accusations. La CEDH a également entamé une procédure contre l'Italie, soupçonnée d'avoir participé à l'enlèvement par la CIA, en 2003, de l'égyptien Abu Omar, envoyé en Egypte pour y être torturé. La semaine dernière la cour d'appel de Milan a définitivement condamné trois Américains, parmi lesquels l'ancien directeur de l'agence de renseignement à Rome, Jeffrey Castelli, qui a écopé de sept ans de prison. Une première.
L'extradition illégale, « outil essentiel» du contre-terrorisme
La publication de ce texte intervient au plus mauvais moment possible pour l'administration américaine, alors que la CIA attend son nouveau chef, John Brennan, nommé par Barack Obama. Le nouveau responsable du renseignement passera son « grand oral » jeudi devant le Congrès américain avant sa prise de fonction...et risque de passer un mauvais moment. En décembre, un autre rapport américain de plus de 6000 pages, basé sur trois ans d'enquête, était examiné au Congrès. Pour la présidente du Sénat, la démocrate Dianne Feinstein, il met en évidence "les terribles erreurs" de la CIA dans sa lutte contre le terrorisme.
Selon des sources, cet autre texte remettrait en cause l'efficacité des « techniques d'interrogatoire avancées » adoptées par la CIA sous l'administration Bush. Selon les mêmes sources, la simulation de noyade, la privation de sommeil ou les passages à tabac répétés – pratiques que la CEDH reconnaît comme « torture » -n'auraient pas permis d'avancée majeure dans le renseignement anti-terroriste... contrairement à ce qu'affirmait entre autres John Brennan en 2005, jugeant l'extradition comme « un outil essentiell » dans la guerre contre « l'Axe du Mal » post-11 Septembre. Autre détail embarrassant, le nouveau chef de la CIA, déjà candidat au poste en 2009, avait dû se retirer de la course alors que son nom était régulièrement associé à ces pratiques d' interrogation. Des pratiques obsolètes, symbole des années Bush, devenues nauséabondes aux yeux de l'opinion publique américaine.
Aux Etats-Unis, le voile du secret est en train de se lever, lentement. Le 14 décembre, le Comité de renseignement du Sénat a approuvé le rapport par 9 voix contre 6. Il sera bientôt soumis à l'examen de la Maison Blanche et de la CIA avant un nouveau vote, d'ici février, pour décider d'une éventuelle publication. Car le texte est pour le moment confidentiel...et risque fort, selon les experts, de le rester.