Place du Marché-Gayot, à Strasbourg, plusieurs habitations affichent des proportions minuscules. Un groupe de nains ayant investi les lieux au XVIIIème siècle pourrait expliquer cette architecture singulière.
La porte de la maison de Benjamin Ott mesure à peine 170 cm. /Nicolas Grellier
« Moi aussi j’ai mené mon enquête. » Depuis maintenant 15 ans, Benjamin Ott gère un magasin de vêtements au numéro 11 de la place du Marché-Gayot, à Strasbourg. Rien ne dépasse dans l’échoppe du trentenaire où les enceintes crachent du rock indépendant. L’entrée de la boutique se fait par une petite porte d’environ 170 cm qui donne sur trois grosses marches de 20 cm chacune. « C’est la porte d’origine », précise le commerçant qui voit aussi ses clients affluer par une autre entrée, « construite plus tard », qui donne sur la rue des Sœurs. « La surface du magasin a été décaissée (creusée, NDLR) d’environ 60 cm », ajoute Damien Ott qui, mètre en main, assure que le plafond et le sol de son magasin sont distants de 215 cm. « La situation est différente au premier étage où il y a une hauteur de plafond de 170 cm. L’appartement est quand même régulièrement loué à des étudiants… enfin plutôt à des étudiantes. »
Le gérant du magasin a vécu environ deux ans au premier étage, dans un autre studio, aujourd’hui converti en bureau. « Pour moi qui mesure 1,70 m, c’était un peu gênant. Il y a des choses qui sont impossibles avec cette hauteur de plafond. Par exemple, je ne pouvais pas boire à la bouteille sans que ça ne tape dans le plafond. J’étais aussi obligé de m’assoir pour pouvoir m’essuyer les cheveux. » Le petit studio de Benjamin Ott posait également problème lorsqu’il recevait ses amis : « J’ai pas mal de potes qui font plus de 1, 85 m. Quand ils se levaient dans l’appartement ils étaient obligés de marcher avec la tête sur le côté ».
Le trentenaire habite désormais au deuxième étage de la bâtisse où « la hauteur de plafond est plus standard. » Reconstruite dans la seconde moitié du XVIIIème siècle après un incendie qui avait ravagé la place strasbourgeoise, la maison aurait, selon la légende, été conçue dans ces proportions curieuses afin d’accueillir des personnes de petites tailles.
« Un sous-terrain jusqu’à la cathédrale »
Sur la place du Marché-Gayot, plusieurs façades disposent de minuscules ouvertures et le niveau des étages varie énormément d’une bâtisse à l’autre. Damien Ott est persuadé que la présence de nains est à l’origine de cette architecture : « La première version que j’ai entendu c’est qu’ils avaient été engagés pendant la construction de la Cathédrale afin d’atteindre des zones inaccessibles pour les personnes de taille normale. J’ai même entendu que les deux plaques en métal, au milieu de la place, cachent un souterrain qui leur permettait d’accéder facilement à la nef ». Le récit aurait sa place dans un recueil de contes pour enfants, mais ne coïncide pas avec la fin des travaux de la Cathédrale en 1439. « La seconde hypothèse, c’est que les nains constituaient une troupe chargée de divertir la cour épiscopale ».
Quelques maisons plus loin, au restaurant la Cantina, Philippe Moné, le gérant de l’établissement y va également de sa petite histoire sur « les nains de la place » : « J’ai entendu dire qu’une personne importante, lui-même de petite taille, ne voulait pas que ses serviteurs soient plus grands et avait donc fait appel à un groupe de nains. »
Bouffons, cardinaux et fontaine de liqueur
À l’office de tourisme de Strasbourg, la question revient régulièrement sur la table. « Pour moi c’était un couple de nains qui vivait dans une des maisons de la place et qui amusait la galerie », raconte Véronique Woltz, avant de se mettre à feuilleter un à un les livres disposés sur le meuble bas positionné devant son bureau. « J’étais pourtant certaine d’avoir vu passer un ouvrage qui en parlait. »
Le livre auquel pensait Véronique Woltz était peut-être Rêverie d’un promeneur strasbourgeois, publié en 2001, aux éditions de la Nuée Bleue. Dans cet ouvrage, le poète alsacien Jean-Paul Klée, fait directement allusion aux personnes de petite taille, dans le chapitre intitulé « Place du Marché-Gayot » : « Toutes les maisons de la place Gayot ont des portes minuscules, des portillons de maison de poupée, … on raconte qu’au XVIIIème siècle étaient logés ici les nains du cardinal Rohan, vous savez les fous et les bouffons qui amusaient le prince… » La suite du paragraphe laisse davantage place à la fantaisie : « … danseurs acrobates ou musiciens, ils jaillissaient à l’imprévu d’un buisson, d’un paravent, d’un escalier ou d’un vol-au-vent, d’une fontaine de liqueur ou d’un pâté oriental recouvert de plumes de paon ! »
Pour François Muller, guide et conférencier à Strasbourg, des nains peuplaient bel et bien la place du Marché-Gayot. « Louis-René-Edouard de Rohan Guéméné, le quatrième des cardinaux du palais Rohan avait une troupe de personnes de petite taille qui lui jouaient du théâtre lors des longues soirées d’hiver », explique ce féru d’histoire. « Tout ce petit monde était logé dans plusieurs maisons autour de la place du Marché-Gayot, notamment rue du Chapon et rue des Sœurs. Dans la rue des écrivains, il y a une maison avec un jardin d’agrément où on remarque que le premier étage est très bas. C’est la maison où logeait le chef de la troupe de nains. »
Histoire ou légende ?
L’enquête aurait pu se terminer sur ce joli récit. Mais, lors d’une nouvelle conversation, François Muller laisse planer le doute sur l’existence des petits résidents de la place du Marché-Gayot. « Je suis certain de l’avoir vu dans livre… Ah oui, voilà, vous devriez consulter Le siècle des Rohan de Claude Muller. »
Direction, le palais universitaire de Strasbourg où Claude Muller enseigne l’histoire. Dans les larges allées du bâtiment, personne ne semble avoir entendu parler des « nains de la place du Marché-Gayot ». Au détour d’un couloir le professeur Claude Muller apparait, mallette en mains et blouson rouge sur les épaules. Le mystère est sur le point de se dissiper. La question part, mais le visage du professeur reste impassible : « Je ne vais pas vous raconter de sornettes, vous m’apprenez que des nains ont vécu sur cette place de Strasbourg. Je n’ai jamais évoqué cet épisode dans un de mes livres »
Nicolas Grellier