Après une décennie d’essor, la bière artisanale peine à trouver des débouchés alors que les bars, les restaurants sont fermés et que le secteur de l'événementiel est à l’arrêt depuis plusieurs mois.
La brasserie 3 mâts, installée au Neuhof à Strasbourg, était en plein boom au début de l’année 2020, avant la crise sanitaire. © Eva Moysan
Elles sont reconnaissables à leurs étiquettes chatoyantes, leurs noms extravagants ou leurs parfums surprenants. Les bières artisanales inondent les tables depuis une dizaine d’années. Mais la crise sanitaire et la restriction des lieux de convivialité où l’on consomme de la bière freinent brutalement le développement de la filière.
Selon le site spécialisé Projet Amertume, 99% des sites brassicoles sont des brasseries indépendantes ou artisanales. En dix ans, le nombre de brasseries est passé d’environ 400 à près de 2000 aujourd’hui. Installé depuis 2009 à Matzenheim, dans le sud du Bas-Rhin, Jacques Korczak a été témoin de la multiplication des enseignes : "il y a douze ans on devait être quatre ou cinq brasseurs indépendants en Alsace, maintenant on doit être environ 70. Et il y a de la place pour tout le monde !" La demande augmente chaque année en France, progressant de 4,2% en volume en 2018 puis de 0,6% en 2019, marquant la sixième année consécutive de hausse.
Difficile de peser face aux industriels
La pandémie est venue bousculer le monde du houblon. La fermeture prolongée des bars, des restaurants et des hôtels le prive d’un débouché important. Selon le syndicat historique, Brasseurs de France, 40% du volume de bière est habituellement consommé dans les cafés, hôtels et restaurants (CHR) et lors des événements festifs comme les foires, les marchés ou les festivals. Sur l’année 2020, les brasseurs ont vu leur chiffre d’affaires chuter d’environ 40%. "On enregistre près de 100 000 euros de pertes", opine Julien Richez, de la brasserie 3 mâts à Strasbourg.
"Les brasseries indépendantes avaient le vent en poupe avant la crise donc elles ne cessaient de réinvestir. Elles ont contracté des prêts dont elles ont calculé le remboursement sur une conjoncture faste. Mais au lieu de 20% ou 30% de croissance, elles subissent de lourdes pertes", analyse Nathalie Blessing, référente pour le Bas-Rhin du syndicat national des brasseurs indépendants (SNBI) et brasseuse à Waldhambach. Elle peine à être optimiste : "Je redoute une énorme crise au niveau des restaurants et des bars. Les industriels de la bière avaient déjà la mainmise sur beaucoup d'enseignes grâce aux contrats brasseurs." Contre le financement d’une partie du comptoir ou de la terrasse, des grands groupes négocient le monopole de la vente de bière dans l’établissement. "J’ai bien peur que les bars soient mal en point quand ils pourront rouvrir et que ce genre de contrats se multiplieront, au détriment des brasseurs indépendants”, se désole la brasseuse.
Ervin Sohn (gauche) a lancé la brasserie 3 mâts en 2016. Il a été rejoint par deux amis d’enfance Julien Richez (centre) et Guillaume Soler-Couteux (droite). © Eva Moysan
Beaucoup de pertes et peu d’aides
En attendant des jours meilleurs, les brasseries réorganisent leur activité. "Avant la crise, on travaillait majoritairement avec les bars et les restaurants. Malheureusement, on a décidé de se tourner davantage vers les supermarchés qui ne fermeront jamais", détaille Guillaume Soler-Couteux, de la brasserie 3 mâts. Avec ses deux co-gérants, ils ont également mis en place un système de click and collect et un service de livraison à domicile. "On est bien obligés de s’adapter, pour couvrir au moins les coûts fixes et se payer un minimum", indique Guillaume Soler-Couteux.
Les brasseries indépendantes, des petites structures qui ne comptent souvent pas d’employés, peuvent rarement prétendre aux mesures de chômage partiel. Elles bénéficient d’aides financières pour l’instant limitées. "On a touché 3 000 euros depuis un an. C’est bien, merci beaucoup, mais ça ne change rien à la situation", soupire Jacques Korczak, cogérant avec son épouse Anne de la brasserie Matten. Mercredi 17 février, les syndicats brassicoles ont néanmoins annoncé qu’une nouvelle enveloppe de 4,5 millions d’euros venait d’être débloquée par le gouvernement. Ces aides sont réservées aux brasseries indépendantes, qui produisent moins de 200 000 hectolitres de bière par an et qui ne travaillent pas sous licence, selon la définition du code général des impôts. Ces structures pourraient percevoir de 1 600 à plus de 27 000 euros.
Eva Moysan