Samedi 2 février, le festival de bande dessinée d'Angoulême a décerné un "prix spécial 40ème anniversaire" à Akira Toriyama. Si le nom ne vous dit rien, vous connaissez son oeuvre, la saga Dragon Ball : 350 millions d'exemplaires vendus, presque 30 ans d'existence, pléthore de produits dérivés et un univers teinté de héros peroxydés qui passent leurs journées à détruire des planètes. Aujourd'hui, le manga est culte pour des millions de gamins nés dans la première moitié des années 80.
Sangoku vs Astérix
Cette distinction n'est pas seulement celle d'un mangaka, si talentueux soit-il ; c'est la reconnaissance, en filigrane, du succès fulgurant de la bande dessinée japonaise ces dix dernières années. Les indignations du CSA et d'une partie de la critique qui, dans les années 1990, faisaient de Dragon Ball une arme de perversion massive de la jeunesse, semblent aujourd'hui aussi obsolètes que les sketches du Club Dorothée. Car en 2012, la France est le deuxième plus gros consommateur de mangas au monde, derrière... le Japon. Au pays d'Astérix, les éditeurs grincent des dents.
"Sur les vingt dernières années, en France, le nombre de mangas a été multiplié par cinq. On est quasiment à 50-50 en terme de part de marché", explique la gérante de la boutique Farfafouilles, spécialiste de la bande dessinée à Strasbourg. Quand on lui parle de compétition entre Français et Japonais, elle hausse les épaules derrière son comptoir et désigne les quelques clients de sa boutique : "Regardez-les ! Les clients savent très bien où ils veulent aller...Ceux qui veulent de la BD vont au fond, et ceux qui veulent du manga restent devant, chacun dans son rayon. C'est très cloisonné !"
Lycéennes contre irréductibles
Sur les 4000 nouveaux albums sortis en France en 2012, 37 % étaient des BD franco-belges, contre 23 % de mangas jamais, selon une étude de l'Association des critiques de bande dessinée (ACBD). Mais la part de marché des ouvrage nippons connaît une croissance constante, tandis que la bande dessinée classique stagne.
Les lecteurs de BD franco-belge vieillissent, quand le manga s'offre une cure de jouvence. Dans la boutique, des lycéennes s'attardent devant les shojo -les mangas pour filles- feuillettent quelques pages, virevoltent dans les rayons et repartent, un ouvrage sous le bras. A l'inverse, les inconditionnels de la bande-dessinée à l'européenne ont tout les atours de la tribu de passionnés, au lexique inaccessible pour le commun des mortels.
Confusion des genres
Pour la gérante de la boutique strasbourgeoise, la démocratisation du genre s'explique par une volonté de rentabilité des éditeurs: "Les mangas vont de pair avec les jeux vidéo : avant, c'était "pipi-caca", et puis un jour, quelqu'un s'est rendu compte que c'était rentable." Ces dix dernières années, le "manga" a explosé en une galaxie de sous-genres, du manga pour jeunes filles à celui pour enfants (kodomo) en passant par les variantes homosexuelles (yaoi) ou lesbiennes (yuri). Et les prix de vente, eux, n'ont cessé de grimper.
La stratégie a payé. "Depuis, on peut en parler à visage découvert et aujourd'hui, la culture manga est rentrée dans les mœurs", conclut la spécialiste. Suffisamment pour décerner un prix à l'un de ses papes... un prix "spécial", qui évite soigneusement la comparaison. Dragon Ball et les lauréats d'Angoulême font chambre à part.