Peut-on empêcher Bertrand Cantat de chanter ? La mairie de Strasbourg a répondu «non» aux associations féministes qui ont demandé l'annulation du concert. Une projection-débat sur les violences conjugales aura lieu en parallèle du concert, mais les tentatives d'écarter le chanteur de la sphère publique risquent de se heurter à la loi.
Bertrand Cantat sur scène en 2014. Crédit photo AFP / Fred Tanneau
« L'espoir s'est arrêté à Vilnius un jour de juillet », chantent les Fatals Picards en référence au meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat dans Noir(s), une chanson en hommage au rock français engagé des années 80-90. Depuis, l'ex-chanteur de Noir Désir est sorti de prison, et a progressivement repris la chanson. Mais à chaque fois que le parolier-meurtrier s'est retrouvé sous les projecteurs, la même indignation ressurgit et se matérialise autour de cette question : comment, alors qu'en France une femme meurt en moyenne tous les trois jours sous les coups de son mari, peut-on laisser s'exprimer en place publique un auteur de féminicide comme si de rien n'était ?
Dans quel cadre peut-on interdire un concert ?
En France, ce sont le maire et la préfecture qui détiennent les pouvoirs de police administrative, qui leur permettent d'interdire une manifestation publique, comme un concert. Mais ces décisions peuvent être annulées par les tribunaux administratifs ou le Conseil d'Etat. Elles doivent donc reposer sur des bases solides. Les deux motifs dont peuvent user les autorités pour interdire un spectacle sont l'atteinte au bon ordre, à la sûreté et à la sécurité ; et l'atteinte à la dignité humaine.
Dans le cas du spectacle de Dieudonné en 2014, le Conseil d'Etat a soutenu la décision d'annuler la représentation, arguant que des heurts étaient prévisibles en cas de contre-manifestation d'opposants à l'humoriste, et considérait que, puisque le spectacle contenait des passages de nature proche de propos pour lesquels Dieudonné venait d'être condamné pour antisémitisme, il présentait un risque sérieux d'atteinte à la dignité humaine.
Le contexte joue également un rôle crucial. En 2013, le concert du groupe Death In June, aux paroles et à l'esthétique se référant au nazisme, avait été interdit à Lyon pour les mêmes raisons, comme le rappelle le site musical Horns Up. Deux ans plus tard, le groupe a joué à trois reprises en France sans être interdit. De même, Dieudonné a obtenu de la justice l'annulation de l'interdiction de son nouveau spectacle, le tribunal ayant constaté que le texte de celui-ci ne contenait aucun propos ayant donné lieu à une condamnation pénale.
Une annulation peu probable
En ce qui concerne le passage de Bertrand Cantat à Strasbourg, le risque de troubles à l'ordre public provoqués par le concert est extrêmement réduit, les associations réclamant son annulation n'ayant pas appelé à un rassemblement ou à une manifestation le soir du spectacle. De plus, malgré les nombreuses réprobations, aucune des apparitions scéniques du chanteur depuis sa sortie de prison n'a causé d'échauffourées. En outre, les paroles de Cantat n'ont jamais été condamnées pénalement. Celles-ci sont même régulièrement engagées politiquement à gauche, amenant les féministes à préciser dans leur lettre ouverte que les combats qu'il met en avant « se passent volontiers d'un soutien aussi médiocre ». Dans ce contexte, il serait très difficile pour l'autorité administrative de brandir une interdiction, et surtout de sortir vainqueure d'une contestation judiciaire de celle-ci.
L'un des concerts prévus par Cantat en 2018, au festival Escales de Saint-Nazaire, a pourtant été annulé. Suite à un communiqué où le maire de la ville exprimait sa « totale désapprobation », la venue du chanteur a été déprogrammée par les organisateurs. Cette annulation a d'ailleurs donné lieu à une pétition contre « l'ingérence politique », tandis que cette première victoire booste les détracteurs du chanteur, dont la pétition pour obtenir son retrait d'un second festival a déjà recueilli plus de 67 000 signatures.
Reste qu'à Saint-Nazaire, ce sont les organisateurs de la manifestation qui ont été les décideurs de l'annulation, pas les pouvoirs publics. A Strasbourg, c'est Artefact PRL, le programmateur de la Laiterie, qui pourrait décider de prendre une décision similaire. L'entreprise ne s'était toujours pas publiquement positionnée à l'heure de la publication de cet article.
« Mépris envers les victimes »
Pour les associations féministes, auteures de la lettre ouverte demandant l'annulation du concert, permettre à Cantat de poursuivre « une carrière qui suppose la publicité, les sollicitations médiatiques fréquentes et l'admiration » renvoie l'image d'un « soutien indifférencié au crime qu'il a commis et d'un mépris envers les victimes de violences et de crimes genrés ». La venue de Cantat, symbole des violences faites aux femmes, provoque d'autant plus de colère qu'elle est programmée le 7 mars, veille de la journée internationale des luttes des femmes.
Ce timing douteux a provoqué l'embarras de la municipalité strasbourgeoise. Françoise Bey, adjointe chargée du droit des femmes, évoque dans les Dernières Nouvelles d'Alsace une date « malheureuse », qu'elle aurait souhaité voir modifier. Pour autant, la mairie ne va pas demander l'annulation du concert. L'adjoint à la culture Alain Fontanel considère que le chanteur a « le droit de se produire ». Pour compenser, la ville organise une projection suivie d'un débat autour du film Jusqu’à la garde. Réalisé par Xavier Legrand, le long-métrage raconte la peur et l'angoisse causées par les violences conjugales.
Acap, le collectif féministe à l'origine de la lettre ouverte, estime que la réaction de la mairie, « bien qu'appréciable, risque d'avoir un impact très limité du fait d'une communication presque inexistante » et continue de réclamer l'annulation du concert.
Ci-dessous, retrouvez notre chronologie de la controverse autour de Bertrand Cantat :
Pierre-Olivier Chaput