Les funérailles d'Augusto Pinochet le 10 décembre 2006 à Santiago. AFP/PHOTO.
Plus de 20 ans après la chute d'Augusto Pinochet, le Chili a toujours autant de mal à faire face à son passé. Pour Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l'Iris sur les questions ibériques, l'héritage de la dictature continue d'influencer la politique et la société. Entretien.
Quel regard portez-vous sur le film No du réalisateur Pablo Larrain, qui revient sur l'histoire de la campagne pour le non au référendum plébiscitaire de 1988 ?
Le film fait la part belle au personnage de René Saavedra, le publicitaire responsable de la campagne, qui aurait été le principal instigateur de la fin du régime d'Augusto Pinochet. Cette thèse reflète l'ambiguïté de la société chilienne. Le film survalorise le rôle de la communication par rapport à celui de la politique, il fait passer en second plan l'action des partis démocrates qui s'étaient alors coalisés. On peut comparer ce phénomène avec les films post-franquisme en Espagne qui donnaient un rôle prépondérant à la communication.
Quarante ans après le renversement de Salvador Allende et la mise en place d'un régime autoritaire, la droite est depuis 2010 à la tête du pays. Comment analysez-vous cette situation ?
La transition vers la démocratie était un compromis entre le régime et les opposants après l'échec du référendum. La contrepartie était que la plupart des anciens dirigeants de l'époque Pinochet ne seraient pas jugés pour leurs actes. En fait, la droite conservatrice n'a jamais vraiment quitté le pouvoir au Chili. La Constitution ainsi que le système électoral institués en 1980 par Pinochet sont toujours en application et ont permis à la droite de se maintenir au pouvoir tout en étant minoritaire dans la population. Depuis le retour des démocrates au pouvoir, ils n'ont jamais disposé de la majorité des deux tiers au Parlement nécessaire pour modifier la Constitution.
Comment la droite chilienne, de retour au pouvoir en 2010, se positionne t-elle par rapport à la dictature Pinochet ?
Il y a dans le parti conservateur de nombreux anciens dirigeants du régime qui freinent toutes tentatives d'introspection. En 2012, ils ont même essayé de rebaptiser la dictature en régime militaire dans les manuels scolaires qui accordent déjà une place réduite aux années Pinochet. Toutefois, en 2010, elle a su mettre en avant un candidat, Sebastian Pinera, issu du camps des démocrates, qui n'a eu de cesse pendant la campagne de démontrer son attachement à la démocratie.
Pourquoi tant d'années après la fin du régime, des divisions continuent de subsister dans la population chilienne ?
Après le coup d'Etat de 1973, une grande partie de la population s'est accommodée du système Pinochet. A cette époque, les démocrates étaient minoritaires et peu d'entre eux prirent les armes pour s'opposer à la prise de pouvoir des militaires. La société chilienne n'est pas à l'aise dans son rapport au passé. Aujourd'hui, l'unique lieu de mémoire aux victimes de la dictature se trouve à Santiago et a été inauguré en 2010 par Michèle Bachelet (l'ancienne présidente).
Quel est l'héritage de Pinochet dans la société chilienne actuelle ?
Après 20 ans de gouvernement démocrate, la société reste extrêmement inégalitaire et marquée par l'idéologie ultra-libérale de la dictature. Un héritage économique qu'a toujours défendu la droite et une partie de la population. Le Chili n'a jamais été dirigé par une force de gauche depuis la chute du régime à la différence de ce qu'on peut croire. Il s'agissait toujours de la même coalition de partis politiques, la Concertation, qui avait remporté la campagne du Non. Ce fut une force démocratique mais qui ne peut pas être qualifiée de socialiste. Durant ses mandats, elle a réduit la pauvreté de près de moitié mais n'a jamais remis en cause le modèle économique libéral. Aujourd'hui, le principal symbole de l'ère Pinochet est le système éducatif qui est entièrement privatisé et entretient une certaine division des classes.
Propos recueillis par Geoffrey Livolski