« Weiberfastnacht » : « le carnaval des femmes ». En Allemagne, cette journée inaugure le carnaval. Ce jour-là, comme le veut la coutume depuis 1824, les femmes prennent le pouvoir. Elles castrent les hommes en coupant leur cravate. Mais près de la frontière française, à Kehl, on ne fête pas le début du carnaval de la même façon. En dépit des femmes, ce sont les enfants, les rois de la fête.
Onze heures. À Strasbourg, l'ambiance est au travail. De l'autre côté du Rhin, à Kehl, la fête bat son plein. Monstres, sorcières, animaux étranges... La ville est passée à l'heure du « Karneval ». Aujourd'hui, c'est jeudi gras. Les habitants de Kehl entament le début des festivités, qui doivent durer presqu'une semaine. Six jours de folie, où la bière coule à flot, où l'on s'engraisse avant la période des quarante jours de jeûne. Où tout est permis.
Sur la place du centre ville, les enfants attendent sagement l'heure du départ. On tape du pied. On frappe des mains, pour se réchauffer. Toutes générations confondues, tous vêtus de déguisements un peu loufoques, ils s'interpellent et se retrouvent. Beaucoup ne se sont pas vus depuis l'an dernier. Ils ont rendez-vous sur le parvis de la mairie, à 11h11 exactement, pour rappeler le 11 novembre, premier jour traditionnel du carnaval. Lena est Allemande. Le carnaval de Kehl, elle le connaît, depuis presque toujours. Elle retire son masque monstrueux et se fend d'un large sourire.
Au rythme du « gangnam style » coréen, le défilé commence enfin. Le petit groupe se met en branle et marche d'un bon pas. Il brave le froid ambiant, dans les rues presque vides... La fête est loin de ressembler à celle qui se joue ces jours-ci dans d'autres villes allemandes, comme à Cologne ou Düsseldorf, à l'ouest du pays. Là-bas, ce sont des milliers de personnes, surtout des femmes, qui battent le pavé. Ici, ils ne sont pas plus d'une centaine à faire honneur au carnaval. Mais ils sont bien décidés à perpétuer la tradition. Direction, la mairie de Kehl, où les attend le maire de la ville.
Chasser l'hiver
Beaucoup sont des habitués du carnaval de Kehl. Pascal y participe depuis 1978. « A l'époque, j'y allais avec toute ma famille », se souvient-il en souriant. Aujourd'hui, il fait partie d'un club. Pour se reconnaître entre eux, ses membres se déguisent de la même façon. En ce jeudi gras, ils ont choisi d'être des moustiques. Un brin terrifiant.
Suivant la coutume à la lettre, les carnavaliers ont emmené un arbre avec eux. Ils doivent le planter devant la mairie, à mains nues. Les hommes tirent l'arbre avec des cordes pour le relever, le stabilisent, et le fixent dans un trou. L'exercice est périlleux.
Planter un arbre, c'est aussi annoncer la venue du printemps. Laura, 9 ans, fait partie du défilé depuis l'âge de marcher. La petite fille a bien compris la signification du jeudi gras : « Nous voulons chasser l'hiver ! », s'exclame-t-elle, avant de fendre la foule et de se lancer dans une « queue leu-leu » endiablée. La danse s'impose, naturellement. Certains entament quelques pas de valse et tournoient tant bien que mal au milieu des enfants. Sans égard, ils sont chassés de la piste. Les petits se bousculent, sautent, écartent les bras, sur l'air de « Ich fliege », « je vole ».
Dans les autres villes allemandes, ce sont les femmes qui « prennent la mairie ». A Kehl, hommes et femmes, adultes et enfants, tous sont rassemblés devant le maire. Il tient dans ses mains une lourde clé en or. Benjamin est déguisé en escargot du Rhin. « On va prendre possession de la Mairie ! Le maire Petri devra laisser sa place, il sera destitué de ses fonctions et ensuite nous allons régner, gouverner. Notre façon de gouverner sera de propager l'ambiance, la bonne humeur, de faire la fête ! »
L'horloge de la mairie sonne déjà midi. On commence à remplir les verres. On lance des friandises dans la foule d'enfants. Chacun attend la distribution des « Berliner », les boules de Berlin, ces beignets bien gras fourrés à la framboise. Bientôt, les bouches sont pleines, les babines mouillées de sucre glace. Cette pâtisserie est le première d'une très longue série. La fête dure encore six jours.
Mathilde Dondeyne