L'agence strasbourgeoise du groupe de téléphonie IC Telecom est sans activité depuis plus de deux mois. Privée d'électricité, avec des effectifs réduits a minima et non rémunérés, la structure est appelée à disparaître dans les prochains mois, tout comme les trois agences restantes en province. Petite histoire d'une société qui a voulu grandir trop vite.
Depuis le 9 décembre 2011, le bureau d'IC Telecom, situé au sixième étage de la tour Sébastopol, est sans électricité. Et sans âme : l'agence strasbourgeoise de ce groupe de télécommunication a vu ses effectifs fondre en six mois.
En 1997, l'entreprise parisienne est fondée dans le cadre de l'ouverture du marché télécom, et investit le domaine juteux de revendeur-minute à l'international LIEN. En 2002, elle décide de se lancer dans la téléphonie sur IP (Internet Protocol)* pour les petites entreprises: leur permettre de communiquer par Internet et sans passer par France Telecom ou tout autre opérateur, ce qui entraîne habituellement des économies. Début 2009, IC Telecom s'étend en province et compte 230 salariés deux ans plus tard.
Mi-2011, la baisse du nombre d'employés s'amorce. À Strasbourg, ils passent de neuf au plus fort de l'activité, à trois dont une personne en arrêt maladie. Jean Aman est embauché comme commercial en janvier 2011. Il est enthousiaste:
En quelques mois, le responsable d'agence s'en va et les frais professionnels commencent à ne plus être remboursés. Après une période d'intérim à partir du mois de mai, Jean Aman est promu de façon officielle directeur de l'agence en juillet. Il voit la situation se dégrader à partir du mois d'août.
Lors des premiers contacts, le PDG et co-fondateur de l'entreprise Goël Haddouk lui promet le paiement de ses salaires et la rupture conventionnelle de son contrat. Sans suite. “Parfois il donne 1.000 ou 2.000 euros afin de calmer le jeu. Mi-novembre, il m'a aussi payé les mois d'août et septembre.” Mais l'ensemble des retards de salaires n'est toujours pas réglé.
Fatigué de ces promesses, le trentenaire décide d'attaquer l'entreprise en référé devant le conseil de prud'hommes. Le 3 février 2012, l'ordonnance du tribunal tombe et lui donne gain de cause. L'entreprise lui est redevable de trois mois de salaire de directeur d'agence (3.000 euros brut) pour la période d'octobre à décembre. Il y a quelques jours, il a reçu les documents nécessaires pour engager une procédure de paiement sous 48 heures. Si le délai n'est pas respecté, l'affaire se réglera par voie d'huissier.
En tout, huit dossiers ont atterri sur le bureau des Prud'hommes de Strasbourg. En plus de la procédure en référé, les trois employés restants attaquent l'entreprise “au fond”, seule solution juridique pour obtenir une rupture conventionnelle de leur contrat. Ce processus, plus long, est toujours en cours.
Goël Haddouk reconnaît sans sourciller ces retards de salaires. “Certains ont été réglés, le reste ne s'élève pas à une grande somme.” Selon le PDG, les litiges de l'agence strasbourgeoise représenteraient environ 13.500 euros. Comment en est-on arrivé là? L'entrepreneur parisien parle d'un problème de productivité, avant d'évoquer la fermeture inéluctable de l'agence.
IC Télécom commence son expansion fin 2008 avec une implantation à Enghien-les-Bains. Par la suite, l'entreprise décide d'ouvrir six agences en province: à Clermont-Ferrand fin 2008, Lille en septembre 2009, puis Nantes, Toulouse, Lyon, et Strasbourg en 2010. Ce développement sur l'ensemble du territoire répond à une ambitieuse stratégie de croissance à deux chiffres et de rachats d'entreprises.
Dans un document daté du 18 mai 2010, concernant l'entrée d'IC Telecom sur le marché Alternext (NYSE-Euronext), l'Autorité des marchés financiers (AMF) met en garde les futurs actionnaires: “Ces efforts de la société pour gérer sa croissance pourraient engendrer des dépenses financières importantes (...) Dans le cas où la société ne parviendrait pas à maintenir l’efficacité de son organisation au fur et à mesure de sa croissance, ses marges de profit pourraient s’en trouver altérées.”
Au début de l'aventure, les retours auprès des nouveaux chefs d'agence sont bons, et le chiffre d’affaires connaît une hausse significative pour s'établir à 18 millions d'euros au 30 juin 2010.
La crise éclate lors de ces six derniers mois. Des irrégularités sont relevées par l'AMF dans la comptabilité close le 30 juin 2011: présence exceptionnelle d'environ 300.000 euros sur le compte courant de Goël Haddouk, retard de règlement de cotisations sociales de près de 250.000 euros, condamnation par la cour d'appel de Paris à la suite d'un redressement fiscal s'élevant à 220.000 euros et achat non totalement réglé de deux sociétés (Artys Telecom et IP France) pour 400.000 euros.
Résultat, le cours boursier de l'entreprise est suspendu le 6 octobre 2011. Après un audit de l'AMF, lors duquel le PDG a pu répondre à toutes les questions, la cotation a repris le 5 janvier 2012.
La société n'a pas attendu l'AMF pour réagir. Dès juillet 2011, “un plan drastique de réduction de ses frais généraux, des effectifs et des investissements” est engagé.
Premières victimes, les agences de Lyon et Toulouse mettent la clé sous la porte à la fin du mois de novembre. Certains employés ont décidé de démissionner dès les difficultés initiales, d'autres se sont lancés dans une procédure auprès des prud'hommes. Dans les autres agences de province, la situation est en suspens: les quelques salariés restants attendent toujours leur rémunération et la clarification de leur avenir professionnel, certains d'entre eux depuis le mois d'août. Pour Jean Aman, cette situation est injustifiable.
Interrogé sur cette déliquescence, Goël Haddouk admet des erreurs de management.
Un client: “J'attends avec impatience que la boîte coule”
Pris en étau dans cette tourmente économique, certains clients, généralement engagés pour une période de cinq ans font part de leur désarroi. Devant l'absence de relais en province et la qualité défaillante du service après vente, les coups de gueule sur Internet se multiplient. Goël Haddouk dément, concédant toutefois une faiblesse originelle dans ce domaine...
S'appuyant sur les retours de ses clients, Jean Aman révèle des pratiques surprenantes qui ont poussé certains acheteurs à traîner la société devant les tribunaux.
La carrosserie AD Roy Automobiles basée à Savenay est cliente d'IC Telecom depuis octobre 2010. “Je n'ai plus de contact avec la société depuis l'été dernier, époque où le commercial avec qui j'étais en relation a démissionné ou s'est fait jeter, je ne sais pas trop”, explique le propriétaire. “Mon plus gros problème technique est la gestion du standard qui plante régulièrement et rend ma société injoignable pendant des heures voire des jours, alors que mon activité de dépannage m'oblige à être disponible en permanence”, poursuit-il.
La carrosserie a été contrainte de prendre un abonnement chez un autre opérateur pour 45 euros HT mensuel. Une somme qui s'ajoute aux 120 euros HT (forfait mobile, fixe et internet) d'IC Telecom. “J’ai envoyé deux courriers en recommandé pour résilier, invoquant les multiples dysfonctionnements répétés. Je n’ai jamais reçu de réponse”, détaille le gérant qui “attend avec impatience que la boîte coule”.
Un futur apport de huit millions d'euros
Pour le salarié Aman, une liquidation serait également une bonne nouvelle. “Comme la société n'est ni en liquidation, ni en redressement judiciaire, il n'y a pas de fonds de garantie qui prend le relais. Du coup, si IC Telecom décide de ne pas ouvrir les vannes, ils ne nous payent pas”, avance-t-il.
En réalité, la justice peut ordonner une liquidation par le biais du procureur de la République. Pour lancer une enquête, les salariés doivent lui signaler les problèmes de leur entreprise. Aucune action n'a été collectivement envisagée parmi le personnel d'IC Telecom: “Ça n'a pas été possible de se réunir, ni entre employés de la même agence, ni entre agences, car aucun d'entre nous n'a rencontré les mêmes difficultés au même moment. Dans une même équipe, certains étaient payés, d'autres non. Ça ne facilite pas la solidarité“, explique un ancien salarié de l'agence nantaise.
Alors que la publication des résultats annuels 2010/2011 accuse déjà trois mois de retard, un investissement de huit millions d'euros par un fonds d'investissement est annoncé. L'apport de ce fonds basé aux Iles Caïman, le GEM Yield fund limited, devrait être discuté lors de l'assemblée générale du 6 mars.
Goël Haddouk n'exclut pas, malgré la situation, de réinvestir cette arrivée d'argent providentielle dans de “nouvelles opérations de croissance externe”.
“Ce serait vraiment intelligent de sa part de l'utiliser tout d'abord pour payer ses salariés. Sinon, s'il choisit de ne pas régler cette affaire correctement, la justice lui réclamera beaucoup plus”, conclut un ancien salarié.
Fabien Piégay et Laure Siegel