En rendant publiques des activités mettant en cause leurs hiérarchies, les lanceurs d'alerte doivent parfois faire face à de nombreuses pressions. Certains sacrifient leurs vies personnelle et professionnelle pour dénoncer des faits qu'ils considèrent contraires à l'intérêt commun. La législation française cherche à mieux les protéger.
“Je me demandais si j’étais inadaptée, si je devais continuer à vivre…” Nicole Marie Meyer évoque difficilement l’époque où, en 2004, elle a découvert de graves dysfonctionnements alors qu’elle occupait un poste de diplomate. Agent contractuel, elle a toujours eu une “très haute idée de la France”, alors quand elle se tourne vers sa hiérarchie pour dénoncer ces abus de biens sociaux, faux et usage de faux, elle ne pense pas un instant que ce geste mettra fin à 15 ans de carrière dans la fonction publique.
Nul besoin d’aller chercher outre-Atlantique, du côté de Bradley Manning ou d’Edward Snowden, pour trouver des lanceurs d’alerte dont la vie a été bouleversée. Ils sont plusieurs dizaines en France à avoir vécu le stress et les pressions parce que, un jour, ils ont voulu dénoncer un conflit d’intérêts, un crime ou un délit dont ils avaient eu connaissance dans leur emploi.
Violation du secret professionnel
S’il n’avait pas créé un blog Mediapart et publié un article dans la foulée, le 22 avril 2013, Olivier Thérondel serait peut-être aujourd’hui encore un agent de Tracfin, la cellule anti-blanchiment de Bercy. Trois jours après que Jérôme Cahuzac a avoué avoir détenu un compte à l'étranger, Tracfin reçoit la preuve que l’ancien ministre cherche à faire rapatrier 685.000 euros de Singapour en plusieurs virements. Le lendemain, Olivier Thérondel s'aperçoit que le dossier a été anonymisé pour éviter les fuites. "Depuis 2009, ce régime spécial pour les personnes célèbres permet d’effacer les informations personnelles en les remplaçant par un numéro", explique-t-il. Pour lui, rendre illisible un tel dossier, à la une des journaux depuis plusieurs mois, n'a aucun sens. Pire, il cache quelque chose de louche. Il décide alors de révéler l’histoire sur son blog.
En fait, ses révélations n’ont rien d’incroyable. Le juge Van Ruymbeke, en charge de l’affaire, avait d’ailleurs accès à toutes ces informations. La direction de Tracfin dépose tout de même plainte pour violation du secret professionnel. Le 5 septembre 2013, Olivier Thérondel est mis à pied, et renvoyé à son service d’origine, les douanes. Aujourd’hui, il attend le délibéré de l’audience qui s’est déroulé le 21 mars dernier. Le procureur a requis trois mois de prison avec sursis et 1.000 euros d’amende. Une condamnation lui ferait perdre son emploi actuel, les douanes exigeant de leurs employés qu’ils aient un casier judiciaire vierge.
“David contre Goliath”
S’il n’a pas beaucoup d’espoir, Olivier Thérondel voudrait bénéficier de la récente loi du 6 décembre 2013 qui protège les lanceurs d’alerte de toutes formes de représailles (licenciement, reclassement, sanctions, harcèlement, etc.). Il faut dire que la loi demande aux juges d’évaluer la bonne foi du lanceur d’alerte et la véracité des faits dénoncés. Olivier Thérondel, sur ce dernier point, a du mal à apporter des preuves.
En 2004, quand Nicole Marie Meyer a dénoncé les dysfonctionnements au quai d’Orsay, aucune loi ne protégeait les lanceurs d’alerte. Pourtant, en 2007, elle remporte son procès au tribunal administratif de Paris. Les nombreux documents qu’elle fournit à la justice lui permettent de prouver qu’il s’agissait bien d’un abus de pouvoir.
Les conséquences peuvent être désastreuses pour les employés ne s’attendant pas à de telles pressions. “C’est David contre Goliath, raconte Olivier Thérondel. En plus du procès, Tracfin a engagé des poursuites disciplinaires auprès de la douane. Le but, c’est de me couler, que je ne me relève pas.” Depuis plusieurs mois, il est sous anxiolytiques. Avant cette affaire, lui et sa compagne, une architecte, projetaient de devenir parents. Aujourd’hui, ils sont en pleine séparation.
“On est seule à mourir dans ces moments-là”
Nicole Marie Meyer évoque elle-même une traversée du désert, de plusieurs années. “D’un coup, je ne reconnaissais plus rien, se souvient-elle. C’était catastrophique au plan personnel, le monde devenait incompréhensible.” Elle essuie les critiques de ses collègues, ne comprend pas pourquoi, au sein même de son service, il existe un tel manque de soutien. “On est seule à mourir dans ces moments-là, confie l'ancienne fonctionnaire. Parce qu’on pense que, peut-être, on a eu tort, on se pose des questions. C’était un dossier de corruption ordinaire, cette réaction me paraissait invraisemblable. En sortant de là, je me suis dit que, au coeur de l’Etat, on encourageait la lâcheté.”
De cet isolement, Nicole Marie Meyer en est sortie en intégrant Transparency International, une ONG anti-corruption. “Quand vous pensez que ce qui vous est arrivé a pu arriver à d’autres, vous savez qu’il faut faire quelque chose. Pour le moment, les législations protectrices donnent juste le droit de réintégrer son emploi, en cas de licenciement par exemple. C’est bien, mais pendant 5 à 10 ans, le lanceur d’alerte sera passé par plusieurs phases, dont l’isolement ou la dépression. Et la longueur des procès ajoute un poids supplémentaire.”
William Bourdon a connu beaucoup de longs procès. Depuis bientôt une dizaine d’années, il porte l’étiquette d’“avocat des lanceurs d’alerte”. Il a notamment défendu Olivier Thérondel et Philippe Pichon, commandant de police qui avait souligné l'aspect illégal du Systéme de traitement des infractions constatées (Stic). Il a aussi publié, en février dernier, “Petit manuel de désobéissance citoyenne”. Il défend, comme Transparency International, l’idée qu’il faudrait mettre en place une autorité administrative indépendante. “Elle aurait vocation à accueillir les alertes, à les filtrer, les traiter et, le cas échéant, à saisir le procureur de la République, détaille-t-il. Pour le moment, on demande aux lanceurs d’alerte de se tourner vers leur hiérarchie en premier lieu, ça revient à se jeter dans la gueule du loup.” L’intérêt d’une telle autorité serait aussi de détecter les lanceurs d’alerte de mauvaise foi et, si nécessaire, saisir la justice pour les voir sanctionnés.
1,2 milliard d’euros rapatriés
Hervé Falciani a lui aussi été défendu par Me Bourdon quand, en 2008, il a été poursuivi par la Suisse pour violation du secret bancaire. Alors employé par la filiale helvétique de la banque HSBC, l’informaticien s’est procuré un énorme listing d’évadés fiscaux, qu’il a fourni par la suite à l’administration fiscale française. S’il est sous le coup d’un mandat d’arrêt international pour violation du secret bancaire, Hervé Falciani considère qu’il a eu de la chance, parce qu’il a pris le temps de s’organiser. “La décision de passer à l'acte chez moi s'est faite sur des années, le temps de réfléchir à la façon dont j’allais m’y prendre, explique-t-il. Il a fallu qu'on en discute avec mon épouse et qu'on se prépare mutuellement à ce que, un jour, la police vienne et qu'on soit dans l’obligation de fuir la Suisse précipitamment.”
Il considère aujourd’hui que ses sacrifices ont été nécessaires et que son combat contre l’évasion fiscale en valait la peine. Celui qui a permis à la France de rapatrier près de 1,2 milliard d’euros estime que la situation était plus simple pour lui que pour d’autres lanceurs d’alerte. Ses informations permettant à l’Etat de récupérer des sommes considérables, il bénéficiait de toute leur attention.
Cela ne l’a pas empêché de faire de la prison pendant six mois en Espagne, après son arrestation à Barcelone en juillet 2012. Mais là aussi, l’informaticien qui travaille aujourd’hui pour Bercy reste pragmatique : “Aller en Espagne pour lutter contre la corruption, ça allait m'obliger à passer par la case prison, se souvient-il. J’ai dû me préparer à ça aussi. J'avais déjà franchi le Rubicon, pris beaucoup de risques, alors c'était juste une continuité.” Finalement, l’Espagne acceptera de le libérer, après avoir compris qu’Hervé Falciani pouvait aider le gouvernement à identifier plusieurs centaines d’évadés fiscaux.
Trois lois en 2013
Pour les lanceurs d’alerte qui intéressent moins l’Etat, voire même qui le mettent en cause, la législation a longtemps été un trou noir. Mais depuis avril 2013, ce sont trois lois qui ont été adoptées pour renforcer leur protection. Deux d’entre elles faisant directement suite à l’affaire Cahuzac.