Au bout de la rue du Maréchal-Lefebvre, un édifice de briques tranche dans le paysage de tôle de la Plaine des Bouchers. Pendant la guerre, on y testait des moteurs d’avion. Aujourd’hui, entreprises et associations donnent une nouvelle vie au bâtiment Junkers.
“Il y a encore l’odeur du kérosène dans les cheminées, c’est imbibé dans les murs”, souligne Paola Guigou, photographe installée dans “le Junkers”. Au 33, rue du Maréchal-Lefebvre, ce bâtiment de briques rouges de 4000 m2 attire l'œil. Ses douze tours carrées de 11 mètres de haut surplombent le paysage de tôle qui compose la zone industrielle de la Plaine des Bouchers. A leur pied, un verger où se retrouvent les salariés à l'arrivée des beaux jours. Autour, des camions de chantier vont et viennent là où autrefois des voitures étaient testées.
Au début du XXème siècle, l’Alsacien Émile Mathis y installe ses usines de construction automobile. Employant jusqu’à 15 000 travailleurs, la marque Mathis devient dans les années 1930 le quatrième constructeur automobile français derrière Renault, Citroën et Peugeot. La Plaine des Bouchers est alors le symbole du dynamisme industriel de Strasbourg.
En 1931, la manufacture Mathis est l’une des plus modernes d’Europe. Aujourd’hui, la zone accueille des locaux industriels. © Google earth / Histoires et lieux d'Alsace
Les usines Mathis sont bombardées par les Alliés en mai et août 1944. © Archives municipales Strasbourg
Lors de l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1940, les locaux d’Emile Mathis sont réquisitionnés. Le constructeur aéronautique Junkers transforme les lignes d’assemblage pour fabriquer des avions de guerre. En 1941, il élève deux bâtiments, dont le Junkers, destinés à accueillir des bancs d’essais de moteurs d’avions.
La mémoire dans les briques
Parti aux Etats-Unis au début de la guerre, Emile Mathis fournit les plans de ses locaux aux Alliés qui bombardent le site en 1944. À la Libération, l’entrepreneur engage un plan de reconstruction. Mais sans aides de l’Etat, les dettes le poussent à vendre ses usines à Citroën en 1956.
En parallèle, l’Arsenal de l’aéronautique, en charge des avions de l’armée française, investit le Junkers jusqu’en 1951. En 1978, une entreprise de location d'engins de travaux publics en devient propriétaire pour s’en servir d'entrepôt.
Le Junkers intègre l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 1993. Son frère jumeau jamais achevé connaît, quant à lui, un sort plus funeste puisqu’il est rasé en novembre 1995. Attiré par l’histoire du bâtiment, Alain Kiffel, entrepreneur dans le gros œuvre, en devient propriétaire en 2000.
“Quand j’ai acheté, tout le monde me traitait de fou”, sourit-il. Initialement, il souhaite juste y installer son entreprise. Mais face aux importants coûts d’entretien, il aménage des espaces à louer.
Aujourd’hui, le Junkers, “c’est un tiers d’associations et deux tiers d’entreprises”, explique Alain Kiffel, qui pense que les locataires viennent avant tout pour l’histoire du lieu. “Tous les jours, on passe par une porte en fonte qui fait cinq tonnes. C’est dingue, ça n’a pas bougé !”, s’extasie Paola Guigou, fondatrice de l’association M33. Studio d'enregistrement, société de BTP, torréfacteur, cabinet d’architecte, divers secteurs s’y côtoient.
Dans ce paysage éclectique, le collectif d’artistes M33 regroupe depuis neuf ans photographes, vidéastes, musiciens, peintres, graveurs, plasticienne textile. “Ce qui nous a plu, c’est l'acoustique que l’endroit crée, grâce aux briques alvéolaires pensées pour absorber le son des moteurs allemands”, détaille Paola Guigou.
Alain Kiffel souhaite continuer à faire vivre le Junkers. Depuis vingt ans, l’édifice est en perpétuelle réhabilitation, encadrée par l’architecte des bâtiments de France. La seule contrainte est de garder les murs intacts. “Ce bâtiment, c’est un emblème de Strasbourg, une fierté pour moi”, confie Alain Kiffel.
Durant les deux dernières décennies, le désormais retraité s’est pleinement investi pour faire connaître cet endroit au plus grand nombre, organisant des visites guidées lors des journées du patrimoine, accueillant des groupes de touristes japonais et des étudiants en architecture. Il espère maintenant voir son projet de musée se concrétiser.
Angèle Bataller, Chloé Bouchasson, Lilou Bourgeois
Batiments liés à l'histoire des usines Mathis. © : A. Bataller , C. Bouchasson , L. Bourgeois