Guerre en Ukraine, procès des attentats de Nice, bouclier fiscal… Les actualités se succèdent, mais pourraient sembler futiles lorsque l’on est sans domicile. Pourtant, beaucoup conservent ce lien avec la société.
Accompagné de son chien, Loïc, 22 ans, n'a pas renoncé à s'informer. Il suit l'actualité régulièrement, mais avec « parcimonie ». Photo Cuej.Info / Luca Salvatore
Les pavés humides brillent sur la place de la Cathédrale, ce jeudi 15 septembre à Strasbourg. Ce matin, les averses se succèdent au-dessus de la capitale alsacienne. Étudiants et travailleurs pressent le pas, les yeux rivés sur leurs téléphones. « Je viens de déposer les enfants à l’école, explique Sandrine. Le trajet jusqu’à mon boulot est le seul moment où je peux lire les news. » Assis dans la rue des Hallebardes, Loïc assiste, circonspect, à ce ballet de zombies. À 22 ans, le jeune homme vit dans la rue depuis trois années. Par choix, précise-t-il. « Après mes études de charpentier, j’avais besoin de liberté. »
Chaque matin, ce Lorrain d’origine s’installe dans cette artère passante du centre-ville. « Je fais la manche 13 heures par jour. Ça me permet de vivre décemment, et de payer mon abonnement téléphonique. » Un outil qui lui permet de rester connecté à la réalité, avec parcimonie. « Il y a une sorte de revue de presse sur mon iPhone, avec les infos importantes. Ça me suffit. » Pour lui, l’actualité n’aide pas à garder le moral. « Honnêtement, je préfère ne pas trop écouter ce qui se passe dans le monde. Les gens ont l’air tristes alors qu’ils ont tout ce que je n’ai pas. Je pense que c’est dû au climat anxiogène insufflé par les médias, donc je me préserve. »
« Les SDF sont moins déconnectés qu’on pourrait le penser »
De son côté, Alban, abrité sous les arcades de la rue du Fossé des Tailleurs, ne rate pas un journal télévisé. « J’ai la chance d’avoir régulièrement une place en foyer. Je regarde le JT pour ne pas me couper totalement de la société. » Le quadragénaire, arrivé en Alsace cette année, est persuadé que sa réinsertion passera par ce lien. « Bien sûr, je m’informe sur les événements internationaux. Mais surtout sur les infos locales, pour sentir que je fais partie de cette population que je croise quotidiennement. » Pour lui, les nouvelles du coin de la rue permettent d’engager la conversation avec les Strasbourgeois.
Alban, la quarantaine, met un point d'honneur à s'informer. Il en va du lien social qu'il entend maintenir avec les Strasbourgeois. Photo Cuej.Info / Luca Salvatore
Pour le sociologue Thibaut Besozzi, docteur en sociologie à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, généraliser l’approche des personnes sans domicile vis-à-vis de l’information est une erreur. « 80 % des personnes catégorisées comme SDF sont en fait hébergées dans des foyers, explique celui qui a passé huit mois en immersion dans la rue. Ils ont donc accès à la télé et à la radio, quand les sans-abris dorment dehors et n’ont pas les mêmes équipements. » Pour lui, l’image que la société leur attribue est tronquée. « On a souvent une vision misérabiliste et clochardisée. Mais de manière générale, ils sont moins déconnectés qu’on pourrait le penser. » Certains pourtant s’isolent malgré eux.
Actualité et délaissement de soi
À deux pas de la place Kleber, Chloé, 28 ans, s’énerve contre les passants. « J’ai besoin de thune. Ils m’énervent tous à m’ignorer. » La jeune femme est en manque de drogue. Il y a bien longtemps qu’elle n’écoute plus les informations. « Avant, j’avais un petit transistor, mais j’en n’ai plus rien à faire, évacue-t-elle. La société s’en fout des gens comme nous, alors pourquoi je m’en soucierais ? »
Chloé, 28 ans, a renoncé à s'informer. « Pourquoi me soucier d'une société qui me rejette ? », dit-elle en substance. Photo Cuej.Info / Luca Salvatore
Un profil minoritaire dans la rue, et bien connu de Thibaut Besozzi. « Les personnes souffrant d’addictions ne représentent qu’un quart des personnes sans domicile. C’est parmi elles que l’on retrouve celles qui sont les plus coupées du monde, avec une forme de délaissement de soi. » Une situation qui va de pair avec une défiance vis-à-vis des médias. « Ils sont anesthésiés et envoient tout bouler. Ils n’ont plus d’intérêt à s’informer et protestent contre la société et contre les médias, qu’ils estiment menteurs. »
Garder le contact avec son pays d’origine
Parfois, l’actualité revêt un tout autre enjeu pour les personnes sans domicile. Non loin du Musée d’Art moderne, c’est avec un regard suspicieux que Fazal accepte de se livrer. À 34 ans, cet Afghan a fui son pays, laissant derrière lui sa femme et ses deux fils. Sans papier, il vit entre deux squats et espère retrouver sa famille sur le sol français. Pour lui, suivre l’actualité est nécessaire. « J’ai besoin connaître la situation en Afghanistan. C’est très difficile d’être ici en sachant qu’il y a la guerre là-bas. » Grâce à des amis qui lui prêtent un smartphone, Fazal s’informe régulièrement, même s’il avoue ne pas lire les journaux français. « J’aimerais le faire, mais la langue est une barrière que je ne peux pas briser. »
« L’actualité nationale et internationale occupe de nombreuses discussions dans la rue, souligne Thibaut Besozzi. J’étais sur le terrain au début de la guerre en Ukraine, ou lors de la dernière élection présidentielle. Tout le monde suivait et commentait ce qu’il se passait. » Facilité par les smartphones, l’accès aux médias semble donc, pour ces femmes et ces hommes aux parcours cabossés, essentiel pour envisager l’avenir. À l’image d’Alban : « Pour savoir où je vais, je dois savoir où va le monde. »
Luca Salvatore
Edité par Matei Danes