Le mouvement de grève des robes noires contre la réforme des retraites entame sa cinquième semaine. Justiciables et magistrats en paient le prix fort.
Les avocats multiplient les demandes de renvois, ce qui risque de créer un engorgement dans les prochaines semaines. Photo Marine Godelier / CUEJ
« On va procéder comme depuis un mois », commence le président lors de l’audience en comparution immédiate ce jeudi 6 février. Le refrain est devenu habituel. « On demandera à chacun s’il souhaite être jugé sans la présence de son avocat. »
« J’aurais préféré qu’il soit là », lui répond le premier prévenu depuis son box. « Mais il ne sera pas là », assène le président. « Vous pouvez vous défendre seul, ou l’affaire sera renvoyée », répète-t-il machinalement. Soit, il accepte d’être jugé sans assistance. Le quarantenaire écouté pour défaut de permis peinera à s'exprimer.
La désorganisation au cœur de l’action de grève
À Strasbourg, le mouvement de grève des avocats s’est installé de façon pérenne. « Nous allons nous faire entendre en désorganisant la mécanique judiciaire », avait prévenu début janvier la présidente du Conseil national des Barreaux (CNB), Christiane Féral-Schul. De fait, la promesse a été tenue : toute la justice fonctionne désormais au ralenti et par à-coups. Les renvois d’affaire se multiplient et perturbent des juridictions déjà engorgées.
Une paralysie qui dessert le justiciable. Chaque avocat est libre de s’abstenir ou non de plaider, quand bien même il se dit en grève. Mais quand la défense n’intervient pas, l’équité du jugement en pâtit. Un tort pour leurs clients que les robes noires n’ignorent pas, mais « nécessaire à leur action », estiment-ils. « Entraver le travail des tribunaux est le seul moyen d’obtenir des résultats », explique maître Lefebvre, avocat au barreau de Strasbourg.
« J’ai du mal à me taire quand la liberté de mon client est en jeu »
Pourtant, aujourd’hui, il a choisi de plaider. L’affaire est complexe, les peines encourues lourdes. Il défendra l’un des cinq prévenus serrés dans le box. Agés de 20 à 25 ans, ils doivent être jugés pour trafic d’héroïne et de cocaïne. Leurs avocats, tous en grève, ont décidé « d’un commun accord » de venir les assister, indique à CUEJ.info maître Lefebvre.
Une trêve directement liée aux enjeux de l’affaire. « J’ai vraiment du mal à me taire quand la liberté de mon client est en jeu », confie maître Thommans, l’avocate d’un des prévenus. Surtout, l’audience avait déjà été renvoyée le 10 janvier en raison du mouvement social.
Des magistrats surmenés
Mais au bout de quelques minutes, l'un des prévenus, diabétique, doit être hospitalisé d’urgence. Le procureur de la République veut poursuivre sans lui : « Si l’on renvoie encore, il sera compliqué de trouver une autre place. » Les avocats s’y opposent. « D’un côté, il y a le fonctionnement de la justice, de l’autre le droit de la défense, répond sèchement l’une des avocates. Je vous laisse apprécier. »
L’examen du dossier est finalement reporté au 21 février. « Ce sera très compliqué pour nous de juger sereinement dans les prochaines semaines », regrette le président, qui croule déjà sous les renvois. « Cela va entamer la santé des magistrats. »
« On n’est pas en guerre contre l’institution »
Un épuisement que maître Lefebvre comprend. « On n’est pas en guerre contre l’institution judiciaire, avance-t-il. Ils pourraient dédoubler les audiences, ouvrir une autre salle. La justice n’est pas une usine à profit, mais un service public. »
Le 21 février, les cinq avocats seront au rendez-vous, assure-t-il. « On ne lâchera pas nos clients. » Mais pas question pour autant de stigmatiser ses confrères en grève totale. « Le gouvernement aura réussi un tour de force : c’est la première fois qu’un mouvement fédère une profession aussi hétéroclite que la nôtre. »
Marine Godelier