10 mars 2016
Les députés européens se sont prononcés mercredi 9 mars, à une large majorité, contre le renouvellement de l’accord entre l’Union européenne et Philip Morris International. Un camouflet pour la Commission européenne.
Refuser de pactiser avec l’industrie du tabac, c’est ce qu’a décidé le Parlement européen mercredi 9 mars. Les députés ont voté une résolution, incitant la Commission européenne à ne pas renouveler l’accord avec Philip Morris International (couramment appelé accord PMI). Signé il y a douze ans, celui-ci arrive à terme le 9 juillet prochain. Philip Morris s’était engagé à aider financièrement l’Union Européenne dans sa lutte contre la contrebande de tabac, à pleinement coopérer avec l’Office de lutte anti-fraude (OLAF) et à payer des compensations lors des plus grosses saisies. En douze ans, c’est un milliard de dollars qui ont été versés par la firme, auxquels il faut rajouter plus de 68 millions d'euros liés aux saisies.
« Philip Morris a été obligé de participer sinon ils allaient au tribunal », rappelle le député José Bové, Verts. A l’époque, en 2004, l'Union européenne poursuivait le cigarettier pour sa « stratégie délibérée et constante d’alimentation du trafic de tabac ». Celui-ci représenterait un manque à gagner de 10 milliards d’euros par an pour l'Union européenne et ses Etats membres (le trafic, par définition, s’affranchit des taxes).
Un accord depuis imité
Selon la Commission, l’accord a eu des effets bénéfiques sur le marché illicite du tabac. Elle évoque une baisse de 85% du volume de cigarettes Philip Morris authentiques saisies dans l’Union européenne entre 2006 et 2014. La marque américaine se targue même d’avoir contribué à la fermeture de 87 usines illicites sur le continent. Cet accord a d’ailleurs été imité par la suite. Aujourd’hui l’Union européenne est engagée de la même façon avec d’autres industriels du tabac : Japan Tobacco International, jusqu’en 2022, British American Tobacco et Imperial Tobacco Limited, jusqu’en 2030.
Pour les opposants à la reconduction de l’accord, leur efficacité est plus discutable. « Il n’y a aucune démonstration que la baisse de la contrebande soit liée à ses accords », réfute Yves Martinet, chef du service pneumologie au CHU de Nancy et président du Comité national contre le tabagisme (CNCT).
La situation du marché illicite a aussi évoluée, explique Florence Berteletti présidente de Smoke free partnership : « Aujourd’hui on se retrouve avec beaucoup de cheap whites, c’est ça le problème ! » Ces cigarettes, sans marques, produites légalement dans des pays tiers comme la Chine ou la Biélorussie, ont remplacé les contrefaçons de Philip Morris et des autres grandes marques. Dans leur résolution, les députés ont appelé la Commission à prendre des mesures contre ces nouvelles cigarettes, notamment en mettant en place son propre processus d’identification et de traçabilité.
Depuis la directive européenne de 2014 qui fixe de nouvelles règles concernant la fabrication, la présentation et la vente de tabac et ses produits dérivés, les relations se sont de nouveau tendues entre Philip Morris et l’Union Européenne. Cette mesure oblige notamment les fabricants à recouvrir 65% de la surface des paquets avec des messages de prévention. La firme américaine conteste cette directive devant la Cour de justice de l’Union européenne pour atteinte à ses intérêts commerciaux. « On ne peut pas être partenaire avec quelqu’un qui nous plante un couteau dans le dos. Il y a une schizophrénie aigüe au sein des institutions européennes », affirme l’équipe de Frédérick Ries, ALDE (libéraux-démocrates).
Al Capone pour superviser la lutte contre le banditisme
Les députés dénoncent également un manque de transparence sur les relations entre les institutions et l’industrie du tabac. Les versements de Philip Morris alimentent en partie le budget de l’Union européenne, et donc, indirectement, celui de l’OLAF, chargé de contrôler les actions des cigarettiers. Une situation dénoncée par José Bové, qui craint de possibles conflits d’intérêts : « c’est à peu près comme si le FBI demandait à Al Capone de superviser la lutte contre le banditisme organisé ».
Certains opposants évoquent également la convention cadre de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) pour la lutte anti-tabac. Dans son article 5.3, elle exhorte les institutions à veiller « à ce que les politiques ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac ».
Pour Florence Bertelleti : «ce n’est pas l’argent le problème, ce sont les liens qu’ils ont crées depuis 10 ans ! Ils gagnent en légitimité, se blanchissent en quelque sorte. ». Un constat partagé par Yves Martinet, qui estime que « l’Union européenne baigne dans le lobbying de l’industrie du tabac ».
Afin de lutter de manière efficace contre le trafic de cigarette sans cet accord, la résolution votée appelle la Commission à prendre des mesures pour que les Etats membres mettent en place pleinement la directive de 2014. « L’Europe doit se débrouiller sans Philip Morris, plaide José Bové. En plus de 10 ans elle est arrivée à construire ses propres outils ». La solution pour Yves Martinet serait outre de renforcer les douanes, de « mettre en oeuvre le protocole le plus rapidement possible. » Ce protocole à la convention cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac devrait entrer en vigueur au plus tôt en 2022 ou 2023 malgré l’appel des députés à sa ratification. Cette application tardive était d’ailleurs l’un des arguments de certains députés du PPE (centre-droit) pour prolonger l’accord et éviter « un vide juridique ». « Cela ne tient pas, au pire il y a une distorsion de concurrence par rapport aux autres accords », rejette l’entourage de Frédérick Ries.
Si la résolution n’est que consultative, la Commission aura bien du mal à passer outre l’avis de près de deux tiers des députés. Un véritable camouflet qui, rappelons-le, est au sens originel du terme, un geste de provocation consistant à rejeter sa fumée au nez de quelqu’un.
Alexis Boisselier et Pierre-Antoine Lefort